Le lien fraternel entre la peinture et le rap
Il y a quelques semaines, je faisais une analogie entre Zuukou Mayzie et la peinture, en fusionnant cette discipline avec son univers musical. Aujourd’hui, j’ai eu envie d’approfondir cette idée dans un sens plus global, afin de comprendre la place du 3è art dans le rap. Et si micros et pinceaux ne faisaient qu’un ?
Ces dernières semaines, je me suis fait la reflexion qu’il y avait de nombreuses covers d’albums récentes qui étaient en réalité des peintures sur toile, que ce soit avec le travail d’erwanhiart sur Gaura de Chanceko, ou sur l’excellent KOLAF de La Fève et Kosei, réalisée par Pablo Iglesias Prada. Cette caractéristique permet tout d’abord de se démarquer des photos “classiques” représentant l’artiste, accompagné du nom du projet, mais elle permet aussi d’avoir un champ de créativité illimité et de pouvoir tout représenter, avec comme seule contrainte l’imagination.
Mais l’aspect le plus intéressant lorsqu’on allie la peinture et les pochettes d’albums, c’est de pouvoir faire fusionner deux univers entre eux, pour au final constituer une œuvre d’art commune. C’est notamment le cas avec Pray For Paris du Buffalo kid, Westside Gunn, paru en avril dernier.
Le cas de Westside Gunn
En devanture de cet album, on retrouve le tableau David avec la tête de Goliath, du peintre italien Le Caravage. En somme, une copie conforme, à l’exception près que David porte à son cou les chaînes caractéristiques du membre de Griselda. Ce détail pourrait paraître anodin à première vue, mais en réalité, il n’est pas dû au hasard. En effet, Le Caravage était le chef de file du mouvement baroque, dont une des caractéristiques était entre autres la profusion des ornements, ici représenté par les diamants et autres métaux précieux s’entrelaçant. C’est d’ailleurs aussi un aspect distinctif du type d’architecture qui porte le même nom, et cela tombe sous le sens lorsqu’on sait que celui qui a revisité le tableau n’est autre que Virgil Abloh, architecte de formation. Avec Pray For Paris, Alvin de son vrai nom, n’a fait que confirmer que lui aussi, à l’image d’un artiste peintre, fait partie du monde de l’art, et il a toutes les cartes en mains pour s’imposer et laisser son empreinte dans ce domaine. En effet, WSG voit sa musique et tout ce qui en découle comme du grand art, qui doit être rare, exclusif et précieux, comme en témoigne les vyniles de PFP qui se revendent à prix d’or sur eBay et autres plateformes, à l’image d’un tableau mis aux enchères. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le frère de Conway choisit d’illustrer ses albums par une représentation picturale. De Flygod en passant par Hitler Wears Hermes 5, la peinture fait partie intégrante de son univers artistique, si bien qu’après en avoir fini avec le rap, il compte bien continuer de travailler dans l’art, en tant que conservarteur.
Le graffiti
Nous sommes en 1976 et Jean-Michel Basquiat n’est encore qu’un jeune adolescent lorsqu’il commence à graffer avec ses amis dans les rues de Manhattan. Dès le départ, il utilise ses bombes de peintures pour dénoncer le racisme, les violences policières, le système colonialiste et autres injustices que subissent les afro-américains, tout ça sur les murs délabrés. À cette même époque, le rap naît dans des block parties du Bronx et son aspect contestataire coïncide parfaitement avec les combats que mènent le collaborateur d’Andy Warhol. Car, comme le rap, le graffiti est un art de rue, accessible à tout le monde, il suffit juste d’une surface plus ou moins plate et d’une bombe de peinture pour s’exprimer. Bien qu’il ne considère pas sa peinture comme du graffiti à proprement parler, l’influence de ce domaine se ressent dans son travail et dans sa manière très instinctive de peindre. En parlant de son art, Jean-Michel nous dit que “Chaque ligne signifie quelque chose”, comme dans le rap finalement. Le peintre est une figure citée à de nombreuses reprises par les rappeurs, comme Veerus qui nous dit, dans El Jefe, qu’il est “Basquiat avec les yeux clairs”, ou encore Luidji qui adopte “la coupe à Basquiat” sur son morceau éponyme. Il symbolise le génie créatif, des valeurs fortes et met en valeur ses origines dans ses créations. Pour plus d’informations sur la place de Basquiat dans le rap français, je vous invite à lire le dossier consacré sur le sujet par Le Rap en France.
En France, nombreux sont ceux qui ont commencé à s’intéresser à la culture hip-hop par le biais du graffiti, ce qui les a naturellement conduit vers le rap. C’est le cas notamment de Michaël Eveno aka Grems, qui jongle entre sa casquette d’MC et de graffeur. Réel passionné d’art graphique, dans le cadre de ses études, il quitte Paris pour tenter d’entrer aux Beaux-Arts de Bordeaux. Là-bas, il fait la rencontre du TT Crew, un collectif de graffeurs, qui lui permettent de perfectionner son style. Aujourd’hui, il collabore souvent avec des marques et expose ses œuvres dans des musées, tel que le Centre Pompidou ou encore à la South Bank à Londres. Il réalise quasiment toutes ses covers d’albums, que ce soit pour son album Airmax ou sur Sans Titre #7.
Autrefois vu comme un art de “second-plan”, aujourd’hui le rap jouit (relativement) d’une meilleure considération dans la sphère publique. Certains albums ont acquis le statut d’œuvres d’art, au sens le plus littéral qui soit, comme l’album Once Upon a Time in Shaolin du Wu-Tang, produit en un seul exemplaire, et dont la vente aux enchères est monté à 2 millions de dollars, tel un tableau de Bernardino Luini.
Du 29 novembre 2019 au 8 mars 2020, une reproduction de la pochette de l’album Yeezus de Kanye West, était exposée au Musée d’art contemporain de Chicago, dans le cadre d’une exposition consacrée à Virgil Abloh. Cet engouement est aussi le témoignage que le rap et ce qui l’entoure, a aujourd’hui bien sa place dans les hauts-lieux d’art, comme un tableau de Basquiat au MoMA.