The Playlist, comment Spotify contrôle le marché de la musique ?
Article rédigé par Tristan
Pendant les fêtes de Noël, l’équipe de Cul7ure a eu l’occasion de se détendre et de passer du temps sur Netflix. À l’heure où l’ancien président des États-Unis, Barack Obama, a dévoilé la playlist de ses meilleurs titres 2022 comprenant Beyoncé, Burna Boy, Kendrick Lamar ou encore Lizzo; nous avons eu l’occasion, entre deux repas de famille, de matter la série The Playlist, qui retrace la création de Spotify. On vous raconte pourquoi elle évoque un événement marquant de l’histoire de la musique et en quoi ces six épisodes sont assez évocateurs de la difficulté des artistes à se faire respecter.
Pour recontextualiser cette série, il faut se plonger à la mi-temps des années 2000, à l’époque où le rap intéresse beaucoup moins qu’aujourd’hui plus personne. Le post-“black-blanc-beur” et le fantasme d’une France unie a laissé place au “karcher” de Sarkozy. New York est orpheline de ses deux tours jumelles et rien ne va plus au Moyen-Orient. Les sujets politiques, économiques et sociétaux sont très lourds et la démocratisation d’Internet rend la culture gratuite à portée de clics et de téléchargements. C’est également dans ce contexte que Daniel EK, jeune étudiant et programmeur suédois voit sa candidature pour travailler chez Google en tant que développeur être refusée. Après avoir hacké et détourné l’algorithme de publicité du géant américain par pure vengeance, il se lance dans la création d’une société de ciblage de publicité par utilisateur intitulée Advertigo, qu’il revend à hauteur de plusieurs millions d’euros. Son envie de conquérir le monde de la tech et de rivaliser avec la Silicon Valley depuis sa banlieue de Stockholm tient en haleine le spectateur tout du long durant The Playlist. Celle-ci est inspirée du travail de deux journalistes : Sven Carlsson et Jonas Leijonhufvud qui ont écrit le livre Spotify Untold, qui a grandement aidé à la réalisation de la série américaine.
Un pour tous, tous contre un
Le gros point fort de ce biopic est qu’il donne la parole à un grand nombre d’acteurs importants des débuts de Spotify. Pour cela, la série est découpée en six épisodes d’une cinquantaine de minutes. On y voit donc la vie de six personnes métamorphosées par l’idée complètement révolutionnaire d’un jeune touche-à-tout. Il y a d’abord un étudiant qui veut une propagation du savoir et de la connaissance façon marxiste et qui s’inscrit dans la lignée de ce que fait The Pirate Bay à la même époque. Suivi par le responsable d’une major (Universal) qui ne comprend pas qu’on puisse avoir de la musique en libre-service et va se battre contre Spotify puis finalement pour son développement et engranger des milliards grâce à elle. On retrouve également un associé complètement fou qui investit jusqu’à ses derniers centimes pour monter un projet auquel personne ne croit ; une artiste, amie de longue date du patron de Spotify qui se retrouve lessivée par cette grande machine à la fin des années 2010. Enfin, un développeur web qui perd l’essence même de ce pour quoi il a été recruté : développer un site internet fiable et fluide, au profit des maisons de disques qui deviennent actionnaires du projet ou encore une avocate qui arrive à obtenir les droits d’auteurs nécessaires à Spotify pour sortir l’application en bonne et due forme. Cette série montre donc plusieurs grilles de lectures et six sensibilités différentes quant à l’éclosion d’un phénomène nouveau : le streaming musical.
Un monde en crise au milieu des années 2000
Si cette réalité fictionnelle semble si intéressante, dans la forme comme dans le fond, c’est parce que le réalisateur Per-Olav Sørensen vulgarise des éléments essentiels qui font manger nos artistes préférés avec la musique : le peer-to-peer, le % pris par les maisons de disques, les contrats, le rapport de force avec la loi, le droit de veto sur les droits d’auteurs de certaines maisons de disque, etc… Et il n’est pas compliqué de comprendre comment l’idée de Daniel EK, joué par l’acteur Edvin Endre, est révolutionnaire.
Avant le streaming, les médias réalisaient bien souvent des chroniques de disques, de singles ou d’albums entiers, et ces morceaux passaient souvent à la radio ou se digguaient dans les réseaux de distribution comme la FNAC ou les disquaires. Grâce à l’un de ces canaux de vente, le grand public achetait la musique qui le touchait le plus. Au début des années 2000, les ventes de CD chutent et toute cette industrie est chamboulée, pour ne pas dire en crise. Un nouveau “monde libre” venant notamment de Suède veut imposer une nouvelle façon de consommer : un monde où le peuple se réapproprie la musique et n’est plus obligé de boire tout ce que les grandes maisons de disques lui servent.
Pour cela, un groupe de quatre informaticiens de Stockholm créent The Pirate Bay, le “plus grand serveur torrent du web” qui reçoit, selon son fondateur Gottfrid Svartholm, plus d’un million de personnes par jour. En quelques clics et après un temps de téléchargement, The Pirate Bay donne accès à toute la musique que l’utilisateur recherche gratuitement, en “pirate”. Boycotté en France, au Danemark, en Espagne, en Russie, en Iran, en Chine et dans bien d’autres pays, le site de streaming est même attaqué en Suède par Universal pour “violation des droits d’auteurs” en 2006. Dans The Playlist, on y voit les 4 acteurs de The Pirate Bay manifester leur mécontentement du système de l’époque.
Leur mode de consommation de musique en libre accès, financé sur le don et la publicité, se veut novateur. Ce modèle économique biface va grandement inspirer Daniel EK, le fondateur de Spotify. Lui, veut éviter de “télécharger” la musique comme le propose TPB, mais simplement “streamer”, c’est-à-dire écouter grâce à un réseau de musique gigantesque les musiques en libre accès sur la plateforme. À un détail près, Daniel EK est conscient que les artistes doivent toucher leur pourcentage, et par déduction, leurs maisons de disques aussi. C’est l’aventure initiatique qui nous est présentée dans The Playlist.
“Peace and Lovés, pas Peace and Love”
L’idée de Daniel EK, au tout début de la série, a tout d’une vidéo motivation de jeune entrepreneur nous poussant à créer notre propre start-up dans le garage de nos parents afin de nous lancer dans le bitcoin. Précédemment, nous avions eu les biopics sur la création par Mark Zuckerberg de Facebook The Social Network, la mini-série WeCrashed qui raconte l’histoire de WeWork, une start-up ayant généré 47 milliards de dollars avant de s’effondrer ou encore Steve Jobs, qui retrace la vie du patron d’Apple. Dans The Playlist, on y voit l’envers du décor du marché de la musique, avec des témoins de part et d’autre de la chaîne. La réalité du marché et le bras de fer entre les plateformes de musique, les labels et les grosses maisons de disques sont constants. La pression que perçoit le directeur de Sony Music Entertainment Per Sundin dans la série ou celle sur les épaules du jeune Daniel EK : tantôt devant se battre en interne, tantôt face aux critiques de l’extérieur. C’est pourtant à travers l’œil de Daniel EK que l’on comprend le plus rapidement les enjeux du monde de la musique au début du 21e siècle. Mais malheureusement, dans son idée anarchiste au service du peuple, l’homme de vingt ans va perdre l’essence même de son travail pour en vendre le fond et la forme aux plus offrants.
En plus de proposer un des premiers services de streaming musical en peer-to-peer (permet de mettre en relation deux ordinateurs clients afin de partager directement leurs fichiers -son, image, données, logiciels- sans passer par un serveur central, le matériel nécessaire est donc minimal, NDLR), le logiciel Spotify (ré-)invente un algorithme de préférence qui permet de trouver, en fonction de ses dernières écoutes, les musiques tendances qui pourraient plaire à chaque utilisateur. Aussi, après s’être battu pour avoir les droits, Daniel EK veut également avoir un modèle économique viable -et juteux- pour Spotify. Il va donc créer une version gratuite, basique, et une version payante Premium optimisée. Le modèle qu’on lui connaît aujourd’hui finalement. Enfin, après s’être dit longtemps se battre pour les artistes et le grand public, Daniel EK va entrer en rapport de force avec une artiste qui a osé se lever contre l’injustice qui la guette. Ce personnage plus qu’intéressant, c’est l’artiste Bobby Thomasson, jouée par la (vraie) chanteuse de pop-soul suédoise Janice.
Bien qu’elle joue un personnage fictif servant la série, le personnage militant de “Bobby T”, met en relief un lot de problématiques auxquelles les artistes sont confrontés avec le streaming : le coût d’une écoute dévaluée, la règle des 31 secondes de stream ou encore la difficulté à boucler les fins de mois avec des contrats de maison de disques frauduleux… Autant de sujets évoqués à juste titre par Bobby, qui se révèle être malgré elle le visage de la révolution suédoise et mondiale contre le monde du streaming musical dans The Playlist. Elle va sonner la révolte grâce à une vidéo face-caméra sur Instagram où elle s’adresse au -désormais- géant de la tech : “Quand notre travail est utilisé, on veut être payé”.
Je n’étais pas censée me jouer moi-même, je devais vraiment incarner Bobby.
Janice Kavander pour Vogue Scandinavie
Elle n’est pas qu’une chanteuse, elle représente plusieurs artistes : les grands, les petits, les émergents, ceux qui s’épanouissent, et aussi ceux qui veulent se battre pour leur passion
Le réalisateur Per-Olav Sørensen confiait également que “The Playlist est à la base une histoire de musique. Représenter dans la fiction comment Spotify a changé l’industrie de la musique est impossible sans le point de vue des artistes, et notre personnage Bobby T représente leurs voix dans cette histoire ». L’artiste représente donc à elle seule les artistes, les femmes, les artistes de couleur et une vision de l’industrie qui se fourvoie complètement dans son envie d’entre-soi.
Le poids de Spotify aujourd’hui
« C’est un vieux débat dans les cercles médiatiques : qui est le roi des industries du divertissement – le contenu ou la distribution ? » : c’est la question que pose Music Business Worldwide dans son dernier article concernant les revenus générés par Spotify et le reste des acteurs de la musique au dernier trimestre 2022. À juste titre, le média met en comparaison Spotify avec les deux maisons de disques Warner et Universal notamment, qui s’affrontent désormais avec la plateforme numéro 1 de streaming à coups d’actions et de valorisation boursière. Elle paraît loin l’époque où Daniel EK bidouillait des solutions dans le sous-sol de son espace de coworking. Le journaliste Tim Ingham évoque le 30 décembre dernier dans ce même article, la baisse importante du cours de Spotify au cours de l’année écoulée, mais de l’augmentation du nombre d’utilisateurs payants : « Spotify, la plus grande plateforme d’abonnement au streaming musical au monde, voit sa valeur chuter nettement en-dessous de celle des principaux détenteurs de droits musicaux ».
Après une centaine de données chiffrées et de graphiques en tous genres, le journaliste anglais conclut : « C’était une excellente nouvelle pour Universal Music Group et Warner Music Group, dont les propres valorisations ont grandement bénéficié du rebond continu du marché des abonnements musicaux en 2022, frappé par la récession. Cependant, les investisseurs de Spotify veulent voir une amélioration de la marge du streamer… et ils sont bien conscients qu’en plus de certains paris énormes sur le podcasting ces dernières années, sa plus grande dépense constante reste les chèques de redevances distribués aux titulaires de droits de l’industrie musicale ». Un argument très intéressant qui prouve donc que Spotify ne vit plus uniquement grâce à l’artistique et à l’achat et revente de droits, mais plus à une capitalisation boursière. L’entreprise a réalisé un chiffre d’affaires avoisinant les 10 milliards de dollars en 2021 par ailleurs.
Sortie le 13 octobre dernier, cette série soulève les nombreux problèmes de fonctionnement et de développement de Spotify dans un marché musical en croissance avancée. La rentabilité économique qui n’était pas un enjeu au départ en est devenue un très rapidement. Ce système et cette entreprise profitent désormais plus aux grands qu’aux petits du monde de la musique. Ce n’est pas sans rappeler le travail réalisé notamment par Kalash pour que Spotify arrive enfin dans les Caraïbes, tandis que The Weekend s’est félicité récemment du record de son morceau Blinding Things à 3,3 milliards de streams sur Spotify, en faisant à ce jour le morceau le plus écouté sur la plateforme.
La finalité de la série The Playlist, c’est un petit développeur anarchiste qui voulait -qui a- révolutionner le monde de la musique au milieu des années 2000, mais qui a répondu aux sirènes capitalistes afin de créer un modèle économique viable pour les artistes mais avant tout juteux pour les maisons de disques. Après plusieurs années à travailler et peaufiner son application, l’argent a coulé à flots et le développeur web a mis sur orbite le projet d’une vie. Cela vaut-il le coup de négliger les artistes qui créent ses richesses ? La discussion est ouverte mais comme dirait Sadek dans l’intro d’Aimons-nous vivants : “J’parle des multimilliardaires, qui en un virement éradiqueraient les guerres, et le pire, j’suis désolé mon Dieu, à leur place j’pense pas que j’aurais fait mieux”.