0
Le dédoublement de personnalité

Le dédoublement de personnalité

Quelle Chris est un rappeur originaire de Détroit, chimiste de la scène underground toujours aux aguets d’une nouvelle expérimentation à apporter à sa musique. Il y a déjà de cela trois ans, le bougre arrivait avec son oeuvre la plus aboutie. Un album au titre énigmatique : Being you is great, I wish I could be you more Often. L’idée était d’y côtoyer son double afin d’apprendre à mieux se constater lui-même. Le tout sous un concept qui traitait de la retrouvaille de son inconscient à travers la forme grossière d’un clone. Avec cette allégorie plutôt explicite, cela nous fait nous poser des questions bien plus large à propos de la culture hip hop : Qu’en est-il des doublement de personnalités dans le rap ? Sous quelles formes celles-ci apparaissent ? Que desservent-elles ? Quelquefois critiquées, parfois saluées, qu’en est-il de ce jeu de la « schizophrénie artistique »? 

Les obligations de le rue

Avant d’étudier le cas des rappeurs aux multiples alter-égos, nous devrions méditer sur les oppositions entre l’être humain face à son personnage artiste, celui qu’il bâtit de toute pièce. En effet, un débat perdure dans le rap concernant l’authenticité qui doit régner entre ces deux facettes qui s’entrecroisent. Un phénomène plutôt visible en France, de par cette héritage emprunté à Mobb Deep consistant à devoir être quelqu’un de “street” dans le milieu du rap; avoir du sang-froid qui coule dans les veines sans pour autant épargner ses ennemis. Dans le genre scandale qui perdure, il y a Booba qui, d’après les rumeurs, serait un enfant de la classe moyenne ayant eu la chance de faire des études en droit. Le rappeur le plus respecté et hédoniste de France a toujours nourri les polémiques quant à sa légitimité à propager la violence et à exclamer la dureté de cette chienne de vie. Alors bien sûr, les réclamations s’intensifient pour certains lorsqu’ils apprennent qu’il ne serait apparemment qu’un petit toutou qui a toujours disposé d’une niche soyeuse depuis sa naissance. Des querelles bien futiles qui ne détrônent pas pour autant le duc. 

Sous cette thématique, un rappeur semble avoir choisi la stratégie inverse : assumer sans gêne son rôle théâtral. Si SCH n’est probablement pas la dernière des crapules, il se découvre une passion à narrer son épopée imaginaire de mafioso à dent de cuir à travers ses morceaux.
L’apogée du personnage réside dans Jvlivs, quatrième album de l’artiste, disposant d’une trame narrative digne d’un film de Coppola, d’ailleurs alimenté par des interludes assurées par José Luccioni, voix française d’Al Pacino. SCH fait surement le choix le plus judicieux, jouant la gentille brebis égarée en interview pour endosser son costume de gangster marseillais lorsqu’il rentre dans la booth

Deux discours pour deux personnages

Remarquons cependant que, même si des problèmes de schizophrénies peuvent surgir chez Booba ou SCH, ceux ayant réellement déclinés leurs personnages de scène en plusieurs alter-égos distincts ont bien plus de chance d’être touchés par la maladie. Pour constater le phénomène, il faut se rendre de l’autre côté du Pacifique pour étudier nos voisins d’Amérique au milieu des années 90 alors que le Wu-Tang régnait sur l’Est du pays. Hormis le fait que le groupe aborde déjà une identité mi-humaine mi-ninja, il faut se concentrer sur leur leader RZA qui a choisi lui de régénérer sous le personnage de Bobby Digital. Une version rajeunie de lui-même, juvénile, s’adonnant aux vices de l’adolescence. Un sac zippé rempli de weed qu’il fumait enfoncé dans son canapé lui aura donné l’inspiration pour créer ce protagoniste qui le suivra sur tout un album, Bobby Digital in Stereo. Déjà ici, le rappeur utilise le concept d’alter-égo afin de changer de propos, sans crainte d’avoir un mentalité opposée qui ne colle pas avec son personnage originel. 

Vouloir deux personnages distincts pour ne pas avoir à assumer tel ou tel propos en dit beaucoup sur l’identité d’un rappeur. Certains décident de ne pas intégrer toutes leurs facettes, ne voulant pas, en un sens, impliquer leur “moi” dans leur “ça” si l’on se réfère aux théories freudiennes. C’est-à-dire laisser antagoniste premier de côté, le “moi”, pour ainsi exploiter une seconde personnalité montée de toute pièce, le “ça”. Cette stratégie a pour but qu’eux-même puissent faire la part des chose entre leur identité de rappeur et celle qu’ils entretiennent depuis leur naissance. Eminem et son Slim Shady est l’exemple le plus probant tellement il est inhérent à la pop culture. Né en 1997, Slim incarne la violence, le politiquement incorrect. Un réceptacle de sa frustration, tout ce dont Eminem désire se décharger.

Le style avant tout

La dissociation peut, pour autant, être bien moins impétueuse, et n’exister seulement que pour permettre à l’artiste d’explorer un nouveau genre. Dans cette catégorie, Kool Keith vient s’y plaire; un rappeur excentrique venu donner un coup de pied au rap trop orthodoxe des années 90 avec ses multiples déguisements de super-héros douteux. Il effectue un flirt avec la pornographie kitsch, le cassage de gueule de super-vilain tout en alimentant une vive passion pour la science-fiction. Ce dernier attrait le poussera à monter de toute pièce le personnage de Dr Octagon le temps d’un album. Un gynécologue voyageur du temps en provenance de Jupiter spécialisé dans la guérison d’acné de chimpanzé ou autre réparation du rectal. L’extravagance de Kool Keith se retrouve décuplée lorsqu’il se cache derrière ce pseudo-médecin. L’album de 97 nommé Octagonecologyst vient cristalliser le concept pour donner vie à l’un des plus grands succès du rappeur, tout patronyme compris. Un enthousiasme dû à une histoire qui se déroule piste après piste en respectant les arcs narratifs de tout bon film de S-F. Dans un prolongement des univers futuristes, Del The Funky Homosapien décline cette idée en s’associant avec le producteur Dan The Automator le temps d’une odyssée spatiale. Il deviennent Deltron 3030, titre englobant tout le concept de monde avant-gardiste. 

Toutefois, revenons nous poser sur terre pour s’intéresser au plus grand héro masqué, MF Doom. Son masque d’acier camoufle un homme aux multiples facettes, aimant se déguiser à chaque album pour proposer des personnages comme Viktor Vaughn, scientifique et rappeur en provenance d’un dimension qui nous est inconnue ou encore King Geedorah, nom inspiré du monstre à trois têtes, ennemi juré de Godzilla. Il peut aussi s’agir de fusion comme celle de Madvillain lorsqu’il s’associe avec Madlib, lui aussi agent double à ses heures perdues. En aucun cas ces réincarnations ne sont là pour instaurer un nouveau style de musique ou même faire porter la casquette de producteur à Doom. Tout ce labyrinthe de personnalité semble être un jeu pour lui, une obsession maladive à vouloir épouser des rôles. 

Mais pour certains, changer de pseudonyme se doit d’arriver seulement pour une bonne raison. C’est le cas de Flying Lotus, producteur religieusement respecté, qui se transforme en un géant de muscle barbu lorsqu’il se rebaptisé Captain Murphy. L’idée est claire : FlyLo n’est plus que producteur mais devient rappeur. Une voix grave qui se contorsionne grâce une tripotée de vocodeur. Il est question de bâtir un univers complet avec un personnage animé pour interpréter Murphy. Dans ce monde visuel, ce sont des archives vidéos de la secte Heaven’s Gate qui viennent accompagner les propos loufoques du Captain. Un envie de se détacher complètement de son rôle de producteur y est probant, pour un univers où Flying Lotus peut appréhender une toute nouvelle attitude sans en payer les conséquences. Sa carrière de rappeur devient parallèle à celle de producteur, tout en ne mélangeant jamais les deux âmes. 

Tout-en-un ? 

Dans un contre-pied remarquable, Kanye West prouve qu’un melting-pot sous un même alias peut s’avérer fatal. Producteur pour Jay-Z, rappeur international, chanteur chrétien ou promoteur de pornographie… Si on peut y voir une force en assumant d’être un homme kaléidoscopique, on comprend pourquoi certains préfèrent mettre de l’ordre dans leurs tiroirs à personnalité. Le cas de West reste le plus extrême, le confrontant alors comme à chacun au syndrôme du “Mixed Messages”. Une expression élaborée par le rappeur du Mississippi Big KRIT nous faisant comprendre qu’un homme est rempli de contradictions. Celui qui passe son temps à faire la morale à d’autres remarques que certaines situations l’oblige à trahir ses propres principes, cette fameuse morale. “Ne fume surtout pas !” déclare-t-il alors qu’une cigarette pend à sa bouche la seconde d’après. Les futilités de la vie peuvent se retrouver sous cette expression.

Mais cela s’applique aussi à nos patronums intérieurs qui se déclinent sous un large éventail de caractère. Or, quand l’on est un artiste, le public ne peut s’empêcher de poser une étiquette, créer une case. Les contradictions y sont impossibles. Alors il ne reste plus qu’à se définir sous un autre nom lorsque le message, l’esthétisme ou le style veulent être modifiés, ou bien faire effectuer une évolution cohérente et logique de son homologue artistique. L’une des plus grandes réussites dans le domaine reste surement Tyler The Creator aka Wolf Haley. Le développement d’un antagoniste sachant évoluer sur chaque album, devenant la fois romantique, violent, monstrueux ou émotif. Tout cela sans perdre la trame narrative qu’il entretient depuis des années. 

Certains défendent bec et ongles le franc parler dans le milieu du hip hop, ou autrement dit être real. Pourtant, devoir répandre la vérité et retranscrire un vécu n’est qu’une vieille doctrine, plutôt barrière pour un genre qui a tant à apporter. Le rap est un carnaval où chacun incarne son idéal et se donne en spectacle. Si cette musique est devenue la plus populaire de notre époque, c’est aussi grâce à la capacité de chaque artiste à orchestrer leurs propres fantaisies. Plus les alter-égos se multiplient, plus le hip hop étend ses horizons. Le tout reste de ne pas tomber dans une schizophrénie empêchant de faire la part des choses au risque de devenir un vrai petit YNW Melly atteint d’une “Mixed personality”.