Triplego : La solution aqueuse
Le soleil est à son zénith, c’est un beau jour du mois d’Août. Vous êtes avec vos amis, dans un appartement frais, mais vous avez décidé de prendre une chaise et de vous installer sur le balcon. Dans la main droite un jus de fruits glacé, dans l’autre votre téléphone. Quelle mélodie conviendrait à cet instant ? Vous voyez juste, et lancez du Triplego. Alors on arrête de parler, on s’installe tranquillement, on savoure le moment. Vous êtes toujours là, affalé au soleil, hochant mécaniquement la tête au rythme de la ligne de basse sourde qui résonne. On ne pense plus à rien, les rayons du soleil s’étalent sur notre visage, où s’installe un sourire presque involontaire tant la musique est gratifiante. « Frère, Puff Puff Pass », et c’est à ça que pourrait se résumer l’été.
Mais le scénario pourrait être différent, plus obscur, plus morose. Cette fois-ci nous sommes au milieu de l’hiver, cela fait plusieurs jours que le soleil ne s’est pas montré. Le ciel est noir et l’air humide. Vous marchez dans une brume épaisse, il n’est pas si tard, mais il est déjà difficile d’y voir clair malgré la lumière jaunâtre des lampadaires. Capuche sur la tête, écouteurs dans les oreilles, vos pas s’accordent aux mélodies de MoMo Spazz. « Ils n’en ont pas pour moi donc j’ai pas d’état d’âme », et la vôtre s’assombrit au fur et à mesure que vous vous enfoncez dans ce passage lugubre. Le timbre grave et monotone de Sanguee qui fait écho vous pousse à garder un visage fermé, comme pour se protéger des pensées menaçantes qui accompagnent votre chemin dans la nuit.
Solo dans le noir…
Hasta La Muerte
En clair, Triplego c’est aussi bien chantant qu’uniforme. Le duo se complète, et sait comment produire des sons pour chaque saison, et même chaque moment de la journée. Si leur diversité musicale constitue une part de leur talent, ils restent cependant ancrés à cette catégorie de « Cloud Rap », caractérisé par des mélodies planantes et un rythme plus lent. En effet, ils s’estiment eux-mêmes comme étant les leaders de ce mouvement en France. MoMo Spazz, le producteur du duo, sait allier les sonorités des musiques orientales à celles du rap, ce qui donne un résultat très intéressant, et entraînant. Tu l’auras, tiré de l’album Machakil, combine un refrain répétitif et relativement grave, avec des couplets d’où ressortent des résonnances plus engageantes, inspirées des musiques arabes. La jonction des deux humeurs dans un seul et même morceau rend un produit original, que nous n’avons pas l’habitude de trouver dans le rap français. Sur le titre Panama, provenant du même album, on peut retrouver 3 producteurs ; Isma, MoMo Spazz, et Juxe, connu notamment pour ses collaborations avec Nekfeu, Georgio ou encore Aladin 135. Les trois artistes nous livrent alors un morceau dansant, même si relativement calme. En revanche, les paroles de Sanguee ont quelque chose de mélancolique, toujours assez négatives, bien que parfois chantées. Le fait d’allier mélodies douces et entraînantes avec des textes brumeux et un air morne procure un vent nouveau à l’auditeur, la surprise de la cohabitation des deux styles.
Les deux font la paire. Ayant grandis à Montreuil, et originaires du Maroc pour Sanguee, et de l’Egypte et de l’Algérie pour MoMo Spazz, ils se rencontrent très jeunes. MoMo Spazz étant plus axé vers les instrumentales électroniques à ses débuts, cela se ressent dans plusieurs titres où des éléments apportant une touche digitale refont surface, et se marient parfaitement au reste. Si Sanguee sait jouer le rôle du personnage fuligineux, il arrive aussi à opter pour des humeurs plus romantiques, comme pour les morceaux Rihanna, ou encore Medellin, mais toujours en gardant cette part de crépuscule en lui. Les titres semblent alors résonner, comme un bruit de fond agréable, certainement dû à la voix tantôt étouffée du rappeur, tantôt tonitruante, accompagnée d’une cadence presque séduisante. Les textes seront le plus souvent à propos des femmes, décrites par Sanguee presque comme des succubes, mais aussi du Maroc, de l’argent et de la réussite, des paysages du Maghreb, de leurs frères qui ne verront jamais Paris.
Alors, le 8 Mars 2019, Triplego décidait de nous livrer l’album « Machakil », mais cela n’a pas été sans peine. En raison de difficultés aussi bien techniques que relatives à la communication, l’album a été reporté plusieurs fois, annoncé pour Mai 2018, il sortira finalement presque un an plus tard. Le titre de leur album leur a peut-être porté l’œil puisque Machakil signifie « problèmes » en arabe. Alors pour aider leurs auditeurs à patienter, le duo met en ligne un EP intitulé #EnAttendantMachakil (logique). Composé de 7 titres, dont le bien connu Medellin ou encore le featuring avec Myth Syzer sur Vakesso, l’EP est une petite réussite, et les fans devront s’en contenter pour le moment.
Finalement dehors, Machakil comporte 16 titres, et à mon humble avis, aucun ne mérite d’être skippé. Machakil a cependant ses petites erreurs, sûrement dues à un manque de moyens puisque lié à l’acharnement pour le duo de poursuivre sa route de manière indépendante. Le label « Twareg » ayant été créé par Triplego à l’occasion de la sortie de cet album, il est gratifiant de voir des artistes tenir autant au fait de vouloir créer de la musique autonome quitte à fournir plus de travail. Ils nous introduisent alors l’album avec le titre Tu L’auras. Relativement calme et doux, on retrouve facilement la marque de fabrique du duo, avec une instrumentale presque sourde mais accompagnée de percussions orientales qui viendront éclairer les pistes. S’ensuivront cependant des titres plus aguerris, plus bruts, tels que Trou Noir ou Die. Enfin, le projet se solde avec le titre Les cheveux d’Assala, qui laisse présager un long voyage vers le Maghreb. Le dépaysement est réussi. La variété de l’album est alors remarquable, on y trouve aussi bien de quoi danser que de quoi se morfondre. L’attente valait-elle le coup ? Les auditeurs semblent presque unanimes sur la question, l’album s’écoute bien.
Alors cette fois-ci, nous nous passerons de la comparaison à PNL, puisqu’en dehors du fait qu’ils soient tous deux des duos émanant du cloud rap, chacun possède ses caractéristiques particulières et son public. Triplego a su faire sa place au sein du rap français, puisqu’au final, c’est ce à quoi ils se voyaient destinés. Même si leurs collaborations restent encore maigres, il est nécessaire de mentionner leur apparition sur l’EP de Safia Bahmed-Schwartz, Automne (OrGasm) avec le titre Exercices. La créativité et les lyrics de Safia mariés à la voix ici tendre mais toujours caverneuse de Sanguee amènent à un résultat affectueux. La deuxième collaboration notable de Triplego est celle avec Ikaz Boi, producteur désormais aisément reconnu, sur l’album Brutal de ce dernier. Accompagnés d’Eazy Dew sur le morceau 4K, les artistes nous livrent un morceau rappelant le crime passionnel. Leurs featurings, bien que peu nombreux, permettent donc à Triplego d’élargir leur public et d’assurer leur continuité dans le rap, puisque bien entourés.
Elle recommence, elle recommence, y’a du sang, sang, sang, elle recommence…
4K
Mais il est temps de passer aux choses sérieuses. Et les choses sérieuses arrivent le premier Novembre 2019. Bien annoncé sur les réseaux, et avec un seul extrait, Dior, posté sur Youtube le 20 Octobre, l’album crée de l’attente chez les plus fidèles. En ce qui me concerne, il m’a fallu du temps pour me préparer, me fiant à l’extrait en ligne, à ce qui allait m’arriver à la première écoute. Car on peut être le plus impassible du monde, dur de ne pas s’enivrer dans cette mélancolie sans fin. Comme si le titre annonçait mon état après écoute de l’album, Yeux Rouges nous est offert comme la carapace qui nous forge et nous aidera à passer l’hiver pluvieux. Introduit par l’extrait posté sur YouTube, puis suivi par Bye Bye, la couleur est bien annoncée. Cependant, la diversité de l’album est différente de celle de Machakil. Celui-ci apparaît plus éclairé sur les instrumentales, moins brumeuses, avec une ligne de basse plus lumineuse que sur les autres projets. Le duo aurait-t-il décidé de changer pour un style presque argentin ? Ou bien est-ce grâce aux moyens plus conséquents qui ont été utilisé pour produire l’album ? Quoi qu’il en soit, ça caresse les oreilles. Isma, producteur ubiquiste, à l’origine de titres que l’on écoute tous les jours sans même savoir qu’il se cache derrière tout ça, nous livre un travail remarquable sur Baisers Volés. L’évolution de l’instrumentale tout au long du morceau est vraiment intéressante, certains éléments ressortent par moments avant de disparaître pour laisser place à d’autres instruments, et ainsi de suite. Après plusieurs écoutes de l’album, on sent qu’il y a une vraie réflexion, un vrai travail autour de ce que les deux artistes voulaient renvoyer, voulaient faire passer comme émotions à leur public.
Sur le toit du monde, attrape-moi si je tombe.
Ralenti
Au final, les thématiques de l’album restent propres à ce que fait Triplego habituellement. Le morceau le plus écouté est Dans ma folie, peut-être dû à son ambiance entraînante qu’apportent les kicks, toujours pour accompagner la mélancolie amoureuse de Sanguee. Sur le projet apparaissent des beatmakers bien connus du public le plus informé, comme Binks Beatz ou Risky Business.
Ce qui différencierait majoritairement Yeux Rouges de Machakil c’est l’accessibilité du projet. Yeux Rouges s’écoute plus facilement par les moins aguerris, par les plus faibles. Ce qui caractérise Machakil c’est sa noirceur, la descente progressive aux enfers au fur et à mesure de l’écoute. Les deux artistes ont peut-être voulu ouvrir leurs portes à une audience plus large. Moins de voix grave, les textes les plus sombres sont posés sur des instrumentales relativement douces. Si la différence reste minime, l’impact lui est plutôt réussi ; les retours sont très bons. On le caractérise beaucoup comme meilleur projet de l’année, on le recommande à des amis qui découvrent le rap, on le place dans des tops,… En clair, Triplego garde sa marque de fabrique tout en réussissant à s’introduire progressivement dans les oreilles de chacun.
Alors quoi de prévu pour la suite ? Le duo semble curieux, parle régulièrement sur Instagram de dates au Maroc, en Algérie, poste des exclusivités pour faire languir le public. Le dernier post est un freestyle de Sanguee à l’arrière d’une voiture, Angelina, où il s’adapte parfaitement à l’instrumentale comme à son habitude. Sans parler, un single sorti le 31 Janvier, est le dernier titre en date du duo. Quoi qu’il en soit, c’est 2020, et comme ils l’avaient annoncé en 2017, il y a de très fortes chances que ce soit pour Triplego.