The Streets, lumière sur la classe moyenne britannique
Il y a quelques jours de cela, le rappeur The Streets originaire de la ville de Birmingham située au coeur des Midlands en Angleterre revenait avec le projet None of Us Are Getting Out of This Life Alive, après dix ans d’absence à s’être seulement contenté d’écumer les reportages Noisey. Son nom résonne pour de nombreux auditeurs de hip hop, à l’époque où la scène anglaise n’en était qu’à sa genèse et que la capitale de Londres dominait le panorama musical. Ainsi Mike Skinner, l’homme se cachant derrière le sobriquet de The Streets, fait office d’anomalie à côté de la scène dominante qu’est la grime. Pourtant, il arrive à s’ancrer avec justesse dans le paysage à la jeunesse désinvolte, précaire et perdue dans les rues victoriennes de la Grande-Bretagne.
Birmingham est une ville maudite. Non pas que l’économie ou le PIB y soit plus bas que dans ses contrées voisines, mais pour son passé de grand lieu industriel qui causera la création d’usines tout autour du centre-ville maintenant devenues vacantes. De ce fait, il suffit de longer la périphérie pour tomber dans de larges allées vide de monde. Si l’on ajoute à cela un ciel grisâtre stagnant, Birmingham prend des allure de ville fantôme. Pourtant, elle recèle bel et bien d’une identité propre notamment grâce à sa multiethnicité allant du peuple irlandais jusqu’aux nombreuses personnes en provenance des Commonwealth comme les Caraïbes et l’Asie du Sud suite aux vagues d’immigration après la seconde guerre mondiale. A l’aube des années 2000, ce sont des populaces en provenance des pays de l’Europe de l’Est qui viennent s’implanter dans la ville. S’en émane alors un melting-pot culturel qui se reflète sur l’héritage musical de la ville. En effet, si on y voit naître une scène de heavy metal avec des groupes mythiques comme Black Sabbath ou Judas Priest, une mouvance reggae inverse la tendance et s’implante avec des artistes tels Steel Pulse ou Pato Banton. Cela donnera lieu à des mélanges entre les deux genres qui a pu être instauré avec des groupes comme The Clash avec le titre Gun in Brixton.
Dans ce brassage ethnique vient s’implanter notre cher Mike Skinner au sein du quartier de West Heath constitué de maisons mitoyennes découpées par quelques parcs aménagés. Lui aborde un visage défraîchi, une allure de garçon casanier qui vacille entre des soirées au pub du coin et des sessions de procrastination télévisuelle dans sa chambre tel un bon cancre de la “barratt class”, une référence à l’entreprise du même nom à l’origine de nombreux chantiers résidentiels afin de désigner la classes moyenne. Dans cette banlieue, il passe son temps à digérer du rap new-yorkais, épouser les sonorités électroniques de la UK garage diffusées dans les clubs de Broad Street ou sur des radios pirates, danser sur le punk inhérent à la Grand-Bretagne, et contempler le grime, style propre à l’Angleterre encore quelque peu timide dans les années 90. Alors, inconsciemment, Mike se donne pour mission d’infuser toutes ces influences pour résulter à un thé purement “British” et ainsi offrir des disques venus revendiquer l’héritage culturel du pays.
En 2002, après de longues heures cloîtré dans son placard qui lui sert de chambre, Mike aboutit à son premier album, Original Pirate Material, une ode à la classe ouvrière, au radios pirates, le tout propulsé par des sonorités UK garage. Un disque maintes et maintes fois acclamé qui installe The Streets dans le panorama anglais et cela malgré son accent made in Birmingham ainsi que la distance qui le sépare de la scène bouillante de Londres. Cela annonce alors les prémices d’une introspection grandissante pour le prochain disque qui sortira deux ans après, A Grand Don’t Come for Free. Si quelque peu plus sous-estimé que son prédécesseur, l’oeuvre peut pourtant se targuer d’offrir un reflet méticuleux de la jeunesse anglaise, celle venant aussi bien des avenues victoriennes en zones urbaines que des étendues de bocage des zones rurales. Mike poursuit sa trajectoire musicale aux antipodes de la britpop nitescente pour se rapprocher d’un rap venu retranscrire la vie abrupte d’un Anglais lambda.
Pour illustrer son propos dans A Grand Don’t Come for Free, Skinner fait le choix d’un album-concept où l’on déambule dans les pensées d’un jeune antagoniste anonyme esclave de sa routine. Rien de plus explicite que de permuter l’auditeur sous la peau d’un homme sans visage pour que le disque parle au plus grand nombre. De ce fait, Mike se doit de cerner les points clés, à la limite du cliché, qui dicte le train-train quotidien d’un jeune de classe moyenne. Une chose qu’il effectue avec justesse et aisance tellement ce dernier a pu vivre des expériences communes avec tout un bataillon de prépubères imberbes sans repère. Dans cette histoire, un file rouge se déroule en filigrane : retrouver les 1000 pound que notre personnage a égaré, surement dû à ses yeux bien trop braqués sur le câble cathodique et les poussières de weed qui se sont glissées entre les coussins du canapé. Cette somme d’argent n’est qu’une excuse venue bâtir les fondements d’une histoire qui souhaite soulever des problématiques émotionnelles à la fois centrales et futiles dans la vie d’un jeune adulte.
Dans cette exploration à travers les cavités oculaires de Mike, nous sommes confrontés à sa routine qu’il introduit dans It was supposed to Be Easy. Une plongée dans les entrailles d’un homme léthargique qui ne perçoit une lueur de motivation seulement pour louer un DVD au vidéo club d’en face. Une procrastination telle qui le pousse à suranalyser l’environnement déchu dans lequel il s’empêtre un peu plus chaque jour. Un cas de figure dans lequel baigne de nombreux habitants si l’on se fie à la hausse du nombre de chômeurs à Birmingham. Ainsi Skinner saisie cette situation sociale et économique pour se concentrer sur un acteur typique alors victime de ces statistiques.
Mike n’essaie pas de simplement dresser un portrait d’un jeune paumé, mais cherche également à imbriquer le folklore anglais dans les habitudes journalières du héros en question. Ainsi dans Not Addicted, il n’est pas étonnant de l’entendre évoquer les paris de football, sport le plus populaire du pays. Défendre son équipe locale qu’est la Birmingham City résulte chez certains à une addiction passive. “He’s not addicted, he can stop anytime, But next time he will be more lucky, next time he’ll be fine” déclare-t-il sous un sarcasme assuré. Plus encore, les sonorités extirpées de la 2-step et UK garage made in British transpirent dans tout le disque, et également dans les lyrics notamment sur Blinded by the Light. Une incursion dans le monde des rave party où Mike, pour lutter contre son épilepsie gobe occasionnellement des pilules d’ecstasy (fait qui s’avère être une verisimilitude, s’appliquant aussi bien dans l’oeuvre que dans la vie privée de l’artiste). Alors, nous sommes embarqué à travers une croisade dans un club éclairé par les néons bleus à la recherche de son ami Dan et sa copine Simone.
Car en effet, en seconde trame de fond s’ajoute cette relation amoureuse respectant les grands actes narratifs habituels afin de se conformer au récit universel. Tel un mythe prédéfini, seules les étapes dites classiques sont représentées, vacillant entre leur premier rendez-vous autour d’une Guinness, la bulle routinière qui prend forme jour après jour, suivi d’une tromperie, d’une engueulade, de reproches, d’une rupture, puis d’une déprime conclut par une remise en question de la part de Mike. Une palette de titres agrappe cette thématique sous diverses formes comme cet échange dans Get Out of my House en duo avec la rappeuse C-Mone venue aider à faire transfigurer une dispute hargneuse ponctuée par un argot vulgaire. Autre cas dans Fit But you Know it, seule piste qui plante le décor hors de la ville de Birmingham où Mike rencontre une femme séduisante lors d’un séjour sous les palmiers, plongeant l’auditeur au coeur du combat que mène sa libido et son amour pour Simone à travers un argumentaire schizophrénique.
Cette double trame narrative se fige dans un élan de chauvinisme où Skinner disperse des multitudes de détails et d’argot propre au pays dans ses vers. Cela comme par des onomatopés tel que le fameux “Oi, Oi, Oi, Oi” – également exécutés par le rappeur Slowthai – appliqué à la manière d’un adlib pour dynamiser les couplets. Ce sont aussi des références locales en passant par les feuilletons policiers tels que Eastenders ou The Bill, ou l’emploie d’un humour sarcastique emprunté à des séries comme The IT Crowd. Cette omniprésence du patrimoine britannique va jusqu’à transparaître sur la pochette de l’album : une photographie signé Ewen Spencer projetant un arrêt de métro aux vitres rayées couvertes d’un filtre de poussière, la peinture écaillée et les railles ferroviaires plongées dans la pénombre en arrière-plan. Alors impossible de décréter ne pas avoir été prévenu quand aux intentions du disque tellement celles-ci se veulent démonstratives.
Dans son élan, A Grand Don’t Come For Free se ponctue avec audace en proposant deux fin alternatives impliquant le même antagoniste. Doté d’un existentialisme certain, Mike décide de laisser l’auditeur choisir le schéma qui viendra conclure ce cycle de vie. Empty Cans perpétue le monomythe instauré par Joseph Campbell où le héro, après avoir réussi ou échoué dans sa quête, retourne au lieu qui a implanté l’histoire : son salon. Ainsi s’enclenche un récit binaire constitué d’une thèse et d’une antithèse. Dans un premier temps, Skinner se résout à réparer sa télévision en appelant un technicien mais qui aboutira à un affrontement à propos des frais de réparations trop élevés. Ici se déclenche la loi de Murphy emportée dans une spirale sans fond. Heureusement, pour contrecarrer ce récit grotesque s’enclenche la second fin hypothétique. Révolté contre son entourage après avoir appris que l’un de ses potes couchait avec sa copine, qui est à présent son ex, l’homme préfère s’isoler. L’un de ses proches prend tout de même le temps de le contacter et ainsi venir pour réparer l’écran plat. Derrière le téléviseur, les deux compères retrouvent le fameuse somme de 1000 pound. Doux hasard désirable qui sonne la sirène du happy ending cyclique.
A Grand Don’t Come for Free souffre de la notoriété écrasante dont dispose Original pirate Material vu comme la référence ultime dans la discographie de The Streets. Pourtant, ce deuxième essai projette le Royaume-Uni sous une imagerie toujours plus crasseuse et réaliste à l’allure de documentaire filmé avec la caméra CCTV. Tout comme Simon Pegg dans Shaun of The Dead, Mike n’a pas le choix que de se dresser contre son individualité et son confort égoïste dès l’apparition de l’élément déclencheur qu’est Simone. Ce rite de passage permet, pour la masse d’individu, de distinguer “l’adolescence” et l’âge “adulte”. Et que ce public voyeuriste ait raison ou tort, Mike se situe dans une phase de trouble et de doute dont chaque être a expérimenté à sa manière, mais dont les points majeurs restent statique pour chacun. Cette réflexion est ainsi encadrée par l’aura oppressante de Birmingham, que ce soit par ses rues étroites, sa situation économique délicate ou encore sa populace marginale. Un hommage déguisé qui aura su mettre la ville sur la carte du rap anglais faisant émerger à ce jour des artistes tels que Jaykae, Lady Leshurr et Mist. Alors peut-être faut-il réévaluer le score, et ainsi redonner à A Grand Don’t Come For Free ses lettres de noblesses tant méritées.