L’étrange cas de Travis Miller et de Lil Ugly Mane
Asseyez-vous, prenez une boisson chaude et plongez-vous dans la pénombre. Ce soir, je vais vous raconter la sinistre histoire du Docteur Jekyll. Un homme totalement obsédé par sa double personnalité, si bien qu’il mettra au point une drogue qui va lui permettre de dissocier son bon et son mauvais côté. Ce côté obscur de sa personnalité est personnifié et prend l’apparence nuit après nuit d’une bête hideuse et cruelle appelée Mister Hyde. Cette histoire classique de Louis Robert Stevenson sortie en 1889 est une allégorie sur les parts de mal et bien inhérentes à chaque homme. Dans cette logique, ce conte s’applique totalement à Travis Miller aka Lil Ugly Mane, le premier étant docteur Jekyll et le second Mister Hyde. Concentrons-nous donc sur quatre albums que je considère majeurs pour la compréhension de cet artiste anormal.
Le Personnage Lil Ugly Mane en 2 albums
A la manière de MF DOOM sur MADVILLANY, Lil Ugly Mane se présente comme le mal incarné. Il nous plonge dans un univers sinistre dont il est le roi. La musique de l’artiste est semblable à un récit de sa démence. La production de Lil Ugly Mane a d’ailleurs le rôle crucial de plonger l’auditeur dans son trip lugubre.
En 2011, au début de sa carrière, avec Playaz Circle les fondations de son style de production se posent. On pourrait qualifier sa musique d’horrifique à la manière dont il déconstruit des samples jazz en provenance de Baltimore notamment la trompette, le piano et le saxophone. Ainsi les riffs de ces derniers lancinent sans fin tout au long de certaines de ses musiques. Ces samples nous plongent dans la scène classique de la boîte à musique dans les films d’épouvante. On ajoute au-dessus des percussions addictives et incessantes digne de Three Six Mafia et le décor est planté. Sa musique est certes frissonnante mais elle te fait quand même bouger la tête en rythme comme Jay Z sur le meme classique.
Dans ce premier album, Lil Ugly Mane se présente avec sa marque de fabrique, une voix modifiée, lourde et oppressante. Il se décrit lui-même comme « un squelette avec une arme à la place du cœur ». Dès le début, il est clair que ce personnage a pour objectif de propager le mal de toutes les manières possibles et inimaginables « I’m rocking Burberry, and I’m down for burglary With a homocide that make your ass sleep eternally » PUTTIN’ IT DOWN 4 MY HOOD. On le retrouve ancré dans le réel quand il traite de la drogue, quand il parle de voiture, d’armes et d’argent mais ce sont ses chansons les plus narratives qui sont de loin les plus tangibles. Inversement, on le sent décrocher sur d’autres paroles où il semble être un démon du mal « from the other side » enfermé dans une coquille humaine similairement à Mister Hyde.
The demons got through all this pain inside me
LIl Ugly Mane – PLAYAZ CIRCLE.
You think I give a shit about this body?
I’m in jail, it’s a cell I’m imprisoned to this human world
L’exagération de la violence rend l’univers du rappeur totalement improbable, il se donne l’image d’un addict délirant à la cruauté. Il crache des punchlines aussi folles les unes que les autres qui fonctionnent étrangement (beaucoup trop) bien. Quand Kanye West va mettre la pussy “in a sarcophagus” dans Monster, Lil Ugly Mane va lui faire l’inverse « I’m looking for murder, Freaky ass hoes, turn they pussy to a mausoleum” MASK ON MY FUCKING FACE. Ses scénarios sont horrifiques et loufoques, comme sa lubie d’aller faire un date avec une femme dans un cimetière. On descelle cependant dans ses paroles un véritable sens du verbe tant elles arrivent à transmettre la démence du rappeur à l’auditeur.
Tout en restant assez sombre, la production de Lil Ugly Mane viendra à se calmer et à se complexifier sur Mista Thug Isolation, son second album sorti en 2012, elle suit en réalité l’évolution caractérielle du personnage. Les samples de jazz et trap toujours présents sont beaucoup mieux travaillés et l’ensemble est incroyablement prenant, c’est vraiment un step-up comparé à son premier album.
Mista Thug Isolation est le magnum opus de Lil Ugly Mane, l’ambiance de l’album va venir étayer le personnage monstrueux qu’il est. Dès lors, on le retrouve tout aussi agressif et mal intentionné sur des sons comme « Maniac Drug Dealers III » ou « Breeze Em Out ». Sur ce dernier la malveillance de Lil Ugly Mane glisse et contraste habilement avec une somptueuse production lo-fi. Sur cet album encore une fois le monstre qu’il est se démarque par une myriade de punchlines/one liners pleines d’ingéniosité « Told your bitch fucking with ya is a waste of potential” (BREEZE EM OUT) ou encore « The Earth revolve around earning currency, Copernicus » (SERIOUS SHIT). L’aura malsaine de Lil Ugly Mane rayonne sur ce projet que ce soit quand il explique comment il traite ses prostitués, comment il se drogue ou tout simplement comment il hôte la vie. Ses moments d’omnipotence font penser à un Kingpin régnant sur New-York sans Spider-man ou Daredevil le son « Wishmaster » est l’incarnation de ce sentiment de dominance.
Il est intéressant de se repencher sur le titre voire la pochette de cet album, Mista Thug Isolation renvoient en fait à la solitude intense ressentie au sommet du crime, là où on ne peut plus faire confiance à personne. Ainsi dans ce projet on sent une faille dans la monstruosité de Lil Ugly Mane, en effet ici et là on le sent aux antipodes de son caractère, l’interlude Alone And Suffering l’affiche clairement. Plus subtilement on retrouve des cicatrices dans sa pléthore d’agressivité. Dans Maniac Drug Dealer III notamment « I’ve been ice cold since the night I saw my man die ». Malgré le fait qu’il s’assume comme le perpétrateur suprême de la violence, il semblerait que dans un lointain passé il en ait été victime. Dans l’ectoplasmique Lean Got me Fucked Up, il semble s’être fait retirer son swagger et être une coquille vide du crime défoncée par la lean. Une situation qui le conduit à commettre toutes ses mauvaises actions de manière monotone accompagné seulement par ses démons. L’atmosphère fantomatique est renforcée par la voix grave et surtout par la mélodie creepy chantée par une fillette. C’est dans cette seconde lecture que l’album prend toute sa saveur Lil Ugly Mane semble être résigné à la cause de cette violence, il ne craint que la mort en haut de sa tour d’ivoire.
TRAVIS MILLER EN DEUX ALBUMS
Aussi effrayant qu’il puisse paraître Lil Ugly Mane n’a jamais existé, ce n’est qu’un personnage inventé de toutes pièce par Travis Miller. Tout comme le docteur Jekyll pour Mister Hyde, Travis Miller est aux antipodes de Ugly Mane, ce sont deux facettes d’une même pièce. Miller, n’est pas très intimidant, n’a pas tant d’argent que ca et est à des années lumières de l’agressivité de Lil Ugly Mane. A vrai dire, l’artiste en provenance de Richmond en Virginie est volontairement très discret.
Quand on cherche à en savoir plus sur Travis on trouve deux trois vidéos et quelques simili interviews. Le rappeur a une page Facebook où il était relativement actif jusqu’ à 2018 et une page Instagram vide. Sur sa musique en tant que telle, Miller a refusé à mainte reprise des offres de label, ainsi il privilégie des plateforme de streaming telles que Bandcamp. Son indifférence va jusqu’aux titres de ses projets où il dit ce que c’est stricto sensu, « Songs That People Emailed Me About Asking Why I Hadn’t Put Them on Streaming Platforms » est le nom d’un de ses projets. Travis Miller ne veut tout simplement pas être connu, ce qui contraste énormément avec son propre personnage Lil Ugly Mane qui lui fait tout pour montrer son pouvoir. D’ailleurs, ce dernier n’est que le nom de scène le plus connu de Miller, en effet il possède plus d’une dizaine d’alias allant du producteur Shawn Kemp (oui comme le basketteur), à Dale Krugler, Cat Torso, ou Bedwetter.
Travis Miller veut se faire le plus petit possible et brouille les pistes. C’est par sa musique qu’on en apprend le plus sur lui. Dans le troisième album, de Lil Ugly Mane, Oblivion Access, ce n’est pas le monstre qui s’exprime mais l’homme. Dans un texte vivide accompagnant la sortie de l’album, il compare ce projet à la crasse macérée dégoûtante qu’il a récupérée dans le trou de sa douche il va ensuite inviter le lecteur à lui aussi contempler et même ressentir cette immondice. On ne retrouve dans cet album que des restes des deux précédents. Les instrumentales ont pris un virage industriel assumé, d’ailleurs Travis n’hésitera pas à laisser la plupart brutes sans paroles. Sur Oblivion Access il n’y à que de Lil Ugly Mane le nom. C’est Miller qui nous parle, c’est lui qui fait un commentaire acerbe sur la société dans « Columns », c’est aussi lui qui va parler de sa jeunesse dans « Drain Counter » enfin c’est encore lui qui va se livrer sur sa dépression dans « Persistence ». Finalement, s’il y a bien un aspect qui rapproche le personnage de l’artiste c’est la solitude : l’un est seul de par son omnipotence, l’autre l’est par sa fragilité.
C’est sur « volume 1: flick your tongue against your teeth and describe the present. » sorti en 2017 sous l’alias Bedwetter que Travis va dévoiler cette fragilité. La couverture de l’album n’est qu’une photo élégiaque de sa chambre à l’hôpital psychiatrique où il était interné. Sur ce projet, il va paradoxalement nous en donner beaucoup en se livrant sur son addiction à l’héroïne et son internement difficile. L’album est intime et difficile à écouter, l’auditeur se retrouve impuissant face aux lamentations de Travis :
Peekin’ at my own dead body through splayed hands
Lil Ugly Mane – STOOP LIGHT
As I grunt and I drool like a caveman
Fucked up, I’m a fool
L’artiste écrira sur un post Facebook qu’il a hésité à sortir ce sombre album, le seul où il dira son nom. C’est avec ce projet que l’identité artistique de Travis Miller va se matérialiser pour l’auditeur, cette dernière va se dissocier de Lil Ugly Mane et créer deux entités distinctes.
Depuis cette époque Miller s’est soigné et reste discret, sa dernière apparition en date fut sur un live Instagram pendant l’été 2020, il a révélé sur ce dernier travailler sur de la nouvelle musique pour Lil Ugly Mane. Travis Miller est un artiste hors du commun avec un style inimitable, il a un talent unique ce qui explique le culte que lui valent ses fans encore aujourd’hui et ce malgré sa discrétion.