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Rufyo, 00h92 et 5 ans plus tard

Rufyo, 00h92 et 5 ans plus tard

Un plan quinquennal dans la gueule. Il y a cinq longues années, distendues et malaisées (on aurait bien voulu éviter de grandir), Rufyo sortait en catimini 00h92, loin du rendement mécanique du stream. Tout seul avec Frenshkyd, producteur de cet EP augmenté, il a rallumé les étoiles d’un auditorat, qui, il faut bien l’avouer, ne voyait rien avant et a longtemps couru, après, derrière la sensation diffuse d’avoir assisté à une éclosion qui n’était déjà que le chant d’un cygne. Poétique de la ruine : Rufyo nous parlait derrière les reflets argentés des tours de la Défense d’un espace-temps que nous, jeunes adolescents, ne pouvions que caresser. L’endroit devenait l’envers, les pavés un trampoline, un pan de civilisation se dévoilait pour ce qu’il était vraiment : la tristesse, nous disait Rufyo, durera toujours. L’important, c’est d’habiller sa peine comme on se couche, avec cérémonial, retirer le masque et engager la conversation avec sa honte. Rufyo nous a aussi appris cela : on ne renie pas la mélancolie d’une époque laissée en héritage partageable – Rufyo a pris notre part de malheur, qu’il en soit à jamais célébré.

De quoi nous parlait et nous parle encore Rufyo ? D’une congélation d’émotions, sans doute. « Poudre aux yeux pour aveugler un camé » , « Des euros et des heures de trop, et j’attends de toucher le soleil » : convergence immédiate vers la limite, la marge, la consomption sensorielle. Soudain, le noir irrespirable apparaissait devant l’auditeur trop vert (on est toujours, même aujourd’hui, trop jeune et malhabile quand on l’écoute). C’était cela, la beauté sublime de Rufyo, son universelle solitude : sa peine devenait, par le prisme musical, une boîte que toutes nos propres clés pouvaient ouvrir – il n’y avait qu’à se servir. Sa larme pour toujours sur nos joues, sa bile noire en héritage, sur nos mains, dans nos oreilles. Loin des pleurs masturbatoires des pseudos-taciturnes, Rufyo « dansait pour nous », exorcisant un malaise que nous ressentions, dans nos corps malingres, nos yeux gonflés. Ils se comptent sur les doigts d’une main les rappeurs français qui ont fait don, au prix de leur santé parfois, de leur conscience (Despo, Nessbeal, Sch…). On pouvait avec 00h92, remonter le courant de nos vies, s’installer dans le lit d’un auteur et se placer juste devant ses yeux. Son apparence fantomatique n’y changeait rien ; au contraire, on se mêlait à cette enveloppe étrangement inquiète, on s’accaparait, pour de faux, le masque mortifère qu’il endossait. C’était aussi cela, Rufyo : un mannequin, une patère où s’accrochait des manteaux qu’on pensait fixés sur nos épaules.

On partageait un capital de références (nous aussi, on gueulait « J’te baise, j’te laisse à l’hôtel »), et il les digérait pour nous. Nous aussi, nous imaginions un outre-monde insoumis aux lois du cœur, « Que des quickies, pas d’amour ». Nous pensions aussi pouvoir « maquiller un empire de poussière » sous des « bonbonnes dorées ». Tout cela, nous estimions le détenir. Rufyo nous rappela que l’amour, parfois, se détermine au bruit de son silence, à sa nudité brute, et laide. Évidemment, le Hilton, les sœurs Olsen en trois grâces, tout cela n’était qu’un mirage – pour beaucoup, cependant, il aura fallu l’oblation d’un jeune artiste du 92 pour se le figurer.

Alors, vient le moment des célébrations. Chrysanthèmes pour Rufyo ? Les cicatrices n’ont pas toutes cautérisées, et dur de ne pas, d’une certaine manière, se sentir orphelin, par le temps qui passe. Pourtant, il fallait s’en remettre au titre, à cette heure fantasmatique de minuit-neuf-deux. Rufyo n’aura jamais été là, présent, effrontément. Son art de l’esquive est semblable à ces météores qui menacent la Terre, et qui, une fois l’humanité affolée, rendue à sa peur primaire de la solitude et de la mort, prête à embrasser le grand saut, ne finissent que par la frôler, placidement, sans à-coups. L’héritage de Rufyo est nul – il serait même non avenu : son malaise hypertrophique a certainement explosé plus loin, hors de la scène musicale. On peut, cinq ans plus tard, toujours admirer les colonnes en ruine d’un album culte, comme un rêveur romantique, qui, en essayant d’échapper au cliché, finit malgré tout par replonger et rester, prostré, à contempler la mer de tristesse devant lui.

Ne secouez pas Rufyo, il est plein de larmes ; par contre, ne faites pas de son chant d’adieu un épitaphe. Rendez-le vivant, cherchez ce qui se cache derrière votre peine à travers ses mots, cherchez son masque mortuaire, exhumez sa poésie. Au bout du tunnel, loin des tours crénelés et pourtant si lisses de la Défense, il y a forcément quelque chose d’un lieu formidable. Même cinq ans plus tard, ne désespérez pas de vous voir dans la trompette de la renommée (et de la mort) qui clôt la belle odyssée intime de Rufyo.

Article rédigé par Clément Deleschaud