3 Peat : Redman
Lors de l’article précédent au sujet du 3 Peat sur Ice Cube, nous avons vu pour quel domaine ce terme était utilisé. Il est dérivé du mot “repeat” et est utilisé dans le domaine de basketball pour évoquer une équipe ayant remporté le titre trois fois d’affilée. Ici, nous reprenons ce terme pour parler des rappeurs ayant réussi l’exploit de sortir trois excellents albums, voire classiques, d’affilée. Lors du premier opus nous avions couronné Ice Cube comme champion de la West Coast, cette fois-ci nous allons sur la East Coast et plus précisément dans le New Jersey. C’est un état qui passe trop souvent au second plan à cause de l’énorme place que prend New York dans la côte Est malgré la présence de nombreux rappeurs. Notre rappeur vient de la ville de Newark et est l’un des meilleurs à avoir pris le micro. Il est affilié au groupe légendaire que forme Erick Sermon et Parrish Smith : EPMD et fait partie du collectif Def Squad. Mesdames et messieurs, le 3 Peat de Reggie Noble aka Redman.
Whut? Thee Album
Bien qu’il ait la carrière légendaire qu’on lui connaît aujourd’hui, Redman n’était pas prédestiné à être rappeur. Le natif de Newark était au départ DJ dans des clubs et des fêtes dans sa ville d’origine. Pour l’anecdote, il avait pour nom de DJ un nom qui résonne fort en France : DJ Cut KIller ! C’est au cours de l’une de ces fêtes en 1990 qu’il rencontre le groupe de Long Island, EPMD, qui l’invite ainsi que d’autres personnes en backstage afin de les faire rapper. Erick et Parrish sont déjà des stars avec deux albums à succès sous leur ceinture et se sont faits un nom grâce à un rap dit hardcore et plein de samples de funk. Bien qu’il ne soit pas rappeur de profession, le duo new-yorkais semble impressionné par Redman et surtout Erick Sermon, le rappeur-beatmaker du groupe. Erick se démène pour faire signer Redman en le faisant écouter à Lyor Cohen, l’un des patrons de Def Jam à l’époque. Ce dernier ne semble cependant pas convaincu mais c’est l’intervention d’un autre rappeur-beatmaker qui fait peser la balance du côté de Redman. En effet, c’est Q-Tip de A Tribe Called Quest qui arrive à convaincre Lyor de signer Reggie Noble qui, entre temps, fera sa première apparition sur le morceau Hardcore du troisième album de EPMD : Business as Usual. Son couplet de plus de deux minutes ainsi que celui sur Headbanger deux ans plus tard rassurent Lyor. Quelques mois après Headbanger en 1992, Redman sort son premier album intitulé Whut? Thee Album et c’est une véritable réussite. Au-delà du succès commercial, l’album est une réussite musicale. Il commence avec un entretien entre Redman et Dr. Trevis, le psychologue du rappeur (joué par lui-même), et l’on entend le docteur dire au rappeur qu’il doit apprendre à maîtriser sa colère. Rien qu’avec le morceau qui suit nous comprenons que la mission du psy échoue. Time 4 Sum Aksion est le deuxième titre de l’album mais aussi son deuxième single et si quelqu’un cherche la définition du terme “Hardcore” alors ce morceau l’illustre parfaitement. La co-prod de Redman et Erick Sermon sample la voix de B-Real de Cypress Hill, le rire iconique de Vincent Price dans Thriller de Michael Jackson et bien évidemment, entre autres, un morceau de funk. Le morceau est tellement hype et énergique qu’il sera utilisé à plusieurs reprises comme musique d’entrée pour des combattants et surtout pour Mike Tyson à son retour de prison. L’ensemble de l’album partage la même ambiance que ce single. Il a même un morceau qui s’intitule Hardcore histoire de bien comprendre dans quel courant il s’inscrit. Redman est aujourd’hui très connu pour son amour pour la Mary Jane et cela commence dès son premier album avec How to Roll a Blunt, un véritable tuto sur comment rouler un joint, quelle marque de feuille acheter, où l’acheter bref la totale. Le seul titre qui se démarque réellement en termes de sonorité est A Day of Sooperman Lover. Il s’agit du premier morceau d’une longue série où Redman se met dans la peau d’un super héros de l’amour. Cet album contient aussi l’un des morceaux les plus appréciés de la carrière de Reggie Noble : Tonight’s da Night. Le morceau est une véritable leçon de rap aussi bien dans les placements, les rimes et le flow, le tout avec une prod très jazzy et funky incluant des samples de James Brown ou Isaac Hayes. Ce titre est référencé de nombreuses fois par la suite par des rappeurs comme Common, MC Eiht, Big L ou encore Lords of the Underground. Finalement, ce premier album permet d’asseoir Redman comme véritable challenger dans cette nouvelle génération de rappeurs qui émerge à cette époque.
Dare Iz a Darkside
Deux ans après, il est temps pour Redman de confirmer sa nouvelle place et il rempile avec son deuxième album intitulé Dare Iz a Darkside. Après un album à succès, nous pouvons penser que le rappeur de Newark est aux anges et vit sa meilleure vie. Ce n’est cependant pas du tout le cas et nous le découvrons avec le premier single de l’album : Rockafella. Rien à voir avec le légendaire milliardaire ou un futur label de rap, ici Redman rend hommage à l’un de ses meilleurs amis décédé que l’on peut entendre dans l’interlude précédant le titre dans l’album. Le clip du single est tourné dans la très populaire fête foraine Coney Island à New York. Mais là où le cadre du clip est censé être joyeux, la réalisation se rapproche limite d’un film d’horreur avec un filtre rouge présent dans la quasi-totalité du clip, comme sur la cover de l’album. On y voit une personne qui mange une ampoule, se rentre un clou, bref un contrepied total. En parlant de la cover de l’album, elle s’inspire totalement de celle de Maggot Brain de Funkadelic, groupe de funk très populaire que Redman sample à de nombreuses reprises dans sa carrière et dans cet album. La cover, aux premiers abords, semble comme un simple clin d’œil à un disque avec lequel il a grandi. Nous voyons un Redman enterré en ne laissant que sa tête, criante, à l’extérieur. Il s’agit là sûrement d’un cri à l’aide de la part du rappeur qui est sur le point d’être submergé par ses problèmes. Le décès de son ami Rockafella, la consommation de drogue plutôt dures comme le angel dust ainsi que d’autres événements plus flous font que Redman est dans une période bien sombre de sa vie. Nous pouvons voir dans le trailer pour l’album qu’il essaie de se sortir de ce trou sans succès. La manière dont il se secoue dans tous les sens pour s’en sortir semble comme une référence au film d’horreur L’échelle de Jacob sorti quatre ans plus tôt. Cette ambiance terreuse, horrifique se ressent sur l’ensemble de l’album. L’album est très différent de son prédécesseur comme si les consignes du Dr. Trevis indiqué dans l’intro éponyme avaient été appliquées. L’album ne compte que trois featurings et sont uniquement des membres du Def ou Hit Squad : Erick Sermon et Keith Murray sur le même morceau avec un incroyable couplet de ce dernier et Hurricane G qui nous a quitté très récemment. L’album est tant qualitatif qu’il mériterait son propre article. Nous pourrions faire un focus sur ses vingt titres. Il s’agit pour beaucoup (dont certains membres de la rédaction) de leur album préféré de la discographie du MC. Redman lui-même avoue en 2010 dans le magazine Vibe qu’il croise beaucoup de gens lui citant son deuxième album comme étant leur préféré mais le rappeur déteste son œuvre aujourd’hui. Il lui rappelle cette période sombre de sa vie où le rappeur consommait beaucoup de drogues. Il ne l’écoute pas depuis sa sortie ni même ne joue des morceaux de l’album en concert.
« I was doing a lot of drugs on Dare Iz A Darkside. I have chicks that come up to me and say, ‘Yo, Dare Iz A Darkside is my favorite fuckin’ album, ever.’ I swear, I have not played Dare Iz A Darkside damn near since I did it. Seriously! I was so lost, I was so fucked up during that album »
Il faudra attendre 2021, lors de son Verzuz avec Method Man pour qu’il joue Can’t Wait, le deuxième single de l’album soit l’un des morceaux les plus “lumineux” avec Sooperman Luva II. L’album finit certifié mais reçoit des critiques mitigées car si ses rimes un peu plus humoristiques, totalement inspirées de Biz Markie, ont conquis les journalistes avec Whut? Thee Album alors l’ambiance totalement opposée de Dare Iz a Darkside les prend un peu au dépourvu.
Muddy Waters
Il faut attendre deux ans pour que Redman sorte, littéralement, du trou dans lequel il était dans Dare Iz a Darkside. En effet, son troisième album, Muddy Waters, sort en 1996 et semble être une suite de Dare Iz a Darkside. Nous voyons dans la cover un Redman assis les jambes croisées avec de la boue qui lui recouvre tout le corps. Il reprend même le concept de radio qu’il avait développé dans l’album précédent avec WFDS Radio (We’re From the Darkside Radio) et aussi une interlude avec Uncle Quilly, un personnage qu’il interprète censé représenter un vieil alcoolique. L’une des choses qui lui permet grandement d’aller mieux est la naissance de son premier enfant. Après ça, il abandonne les drogues dures, se met au sport et se focalise beaucoup plus sur le rap. Nous pourrions grossièrement dire qu’il s’agit de l’album de la maturité mais le Funk Doc garde plus ou moins les mêmes thématiques à travers ses différents albums. Sa manière de les amener change néanmoins. Effectivement, le rappeur semble en forme olympique sur ce troisième opus aussi bien lyricalement qu’au niveau de la production dont il s’occupe quasiment en intégralité hormis le morceau Do What Ya Feel avec son nouveau binôme : Method Man. Les deux rappeurs se lient d’amitié après “The Month of the Man”, opération promotionnelle de Def Jam autour des deux rappeurs qui sortent leurs albums à une semaine d’intervalle en novembre 1994. Ils sortent en 1995 le morceau How High qui donnera par la suite un film du même nom et deux albums. Muddy Waters contient de nombreux morceaux iconiques du rappeur comme Pick It Up, Whateva Man avec encore Erick Sermon mais aussi la première réunion avec K-Solo depuis Headbanger. Il n’avait pas collaboré avec lui surtout dû à la séparation d’Erick et Parrish pour créer respectivement le Def Squad et le Hit Squad. Il s’agit pour beaucoup, dont le principal concerné, de son meilleur album. Il annonce depuis plusieurs années d’ailleurs vouloir sortir un sequel. Rare sont les bonnes suites d’albums classiques mais nous ne disons jamais non à de nouveaux morceaux du Funk Doctor. Comme évoqué plus tôt, le morceau Tonight’s da Night est l’un de ses morceaux les plus appréciés de sa discographie et il en est bien informé. Un remix est présent sur Dare Iz a Darkside et il se sample lui-même sur Muddy Waters avec l’un de mes morceaux préférés de l’album : Da Bump. Évidemment, l’album contient l’indispensable story telling avec Sooperman Luva 3 ce qui permet d’appuyer encore plus l’argument selon lequel il s’agirait vraiment d’une trilogie.
Nous aurions très bien pu continuer l’article en vous parlant des albums qui suivent avec Doc’s da Name 2000, El Niño avec le Def Squad et Blackout! avec Method Man mais ça ne serait pas respecter le format de l’article. Redman est un rappeur que trop peu cité quand nous parlons des meilleurs lyricistes de l’histoire malgré la discographie mais aussi la production qui parle d’elle-même. Nous pouvons remercier des connaisseurs comme Eminem qui le cite comme l’une de ses plus grandes influences dans son morceau ‘Till I Collapse avec d’autres rappeurs. Cependant, nous nous devons de célébrer encore plus ce véritable génie de la musique, qui devait se limiter aux platines si ce n’était pas pour Erick Sermon et Q-Tip.