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Rap et les langues arabes : catalyser les communautés

Rap et les langues arabes : catalyser les communautés

Nous abordions il y a un an l’influence du raï dans le rap français. C’est dans cette oscillation symbolique et culturelle entre les diasporas en Europe et leurs pays d’origine par la musique que l’on touche du bout du doigt un phénomène tout à fait intéressant d’investissement culturel et identitaire par le rap. On constate, en outre, un intérêt pour le rap venant du monde entier de plus en plus grandissant à l’ère d’une mondialisation qui réduit les distances. Les langues aux racines arabes, comme l’argot français, ou le darija déjà présent dans les lyrics de rap français, comme l’explique le lexicologue et historien Jean Pruvost dans son ouvrage Nos ancêtres les Arabes est un point d’accroche pour les auditeur.trices arabophones, pour certaines diasporas, mais aussi pour les non-initié.es à ces langues. 

Il est d’autre part nécessaire de rappeler qu’il y a DES langues arabes, l’arabe littéraire et littéral étant celui du Coran et la langue liturgique en islam, les pays parlant “l’arabe” du Maroc jusqu’en Palestine en passant par le Soudan ou même le Liban ont en fait l’arabe comme racine commune entre d’autres langues, perse, tmazight, espagnol, français etc. Évidemment, certains mots peuvent être semblables ou avoir la même racine, cependant cela reste des langues et des accents différents. Isolément, ces langues, ces cultures et ces pays se situent dans des continents différents, avec des histoires et des codes tout aussi différents. Il est donc nécessaire de rompre avec l’imaginaire exotique développé par l’expression coloniale de “monde arabe” ; néanmoins, à travers notre regard occidental – façonné par cet imaginaire – “l’arabe” est appréhendé comme une seule et même langue. L’idée n’est pas d’aborder la question des sonorités raï, chaâbi ou autre, mais de saisir la force symbolique de la langue dans les lyrics de rap comme moyen de connexion ou de reconnexion avec son pays d’origine, pour développer ses connaissances en langue. Le multiculturalisme est alors une porte d’accès à une connaissance incommensurable en matière de rap notamment. 

C’est à l’heure actuelle l’influence de Tiktok qui nous permet d’observer la recrudescence de l’intérêt pour le rap en dehors des carcans et des considérations occidentales. Des plateformes se multiplient entre Internet et le digging qui ont ce souci de se réapproprier les langues, les sonorités et les artistes par la visibilisation. Pour ce qui est du cas de Tiktok et de son influence sans précédent, l’exemple le plus parlant est le titre Love Nwantiti de Ckay en feat avec le rappeur marocain ElGrandetoto. Le single pris dans le tourbillon du système de trend de la plateforme a visibilisé en grande partie le couplet en français et darija d’Elgrandetoto. Parmi ces titres arabophones, on compte aussi ceux plus récemment de jABiD (Palestine), d’Imad Maestro (Maroc), ou encore de Slyver PV (Egypte). Également, on peut citer l’exemple de la page Instagram Norfafrica qui traite de l’actualité musicale et plus spécifiquement rap d’Afrique du Nord, des pays arabophones et de leurs diasporas témoigne d’une demande de la part des communautés concernées à rester informées sur les sorties rap malgré le déracinement.

C’est entre autres autour de ces artistes que se regroupent de jeunes arabophones et des diasporas, créant notamment des communautés en ligne traduisant en anglais, en français ou autres les paroles afin d’ouvrir au maximum l’accès à ces talents. C’est dans cette démarche d’accès à la connaissance des langues “arabes” et aux sonorités chaâbi, dabke, reggada à travers le rap, mais aussi l’électro que des DJ comme Pekodjinn ou Taziri participent à ce phénomène. Ils diggent justement dans une démarche politique de visibilisation, et de réappropriation de sonorités, des langues et des artistes. Globalement, l’arabe fascine pour le meilleur comme pour le pire, Drake s’est même mis à freestyler en arabe.

Arabic ting told me that I look like Youssef, look like Hamza
Habibti please, ana akeed, inti w ana ahla
Wit’ Pop Skull in Gaza, but not that Gaza, but still it’s a mazza

Headie One et Drake – Only you freestyle 

Mais cela est aussi synonyme d’appartenance à des luttes et des engagements en soutien à la Palestine, à la révolution syrienne ou encore à l’identité amazigh. C’est finalement un phénomène diasporique qui transcende les communautés et les pays autour du rap et autour de mots et langues commun•es. Le rap devient une motivation pour renouer avec sa langue maternelle, pour entretenir un sentiment d’appartenance et pour lutter. Le rap marocain en est un bel exemple dans son aspect fédérateur qui transcende bon nombre de communautés ici et là.

Le darija (la langue couramment parlée du Maroc) dont la base est l’arabe, mais aussi le tmazight (langue du tamazgha et reconnue depuis peu comme langue officielle), l’espagnol et le français. Reflet des multiples phases coloniales, le darija dans le rap a conquis par-delà la Méditerranée et les frontières du royaume. À l’époque, le père du rap marocain Shams Din rappait dans les bars de Paris en arabe durant la guerre du Golfe. On pourrait d’ailleurs préciser que c’est justement face à la censure de sa langue et à l’amalgame entre les langues arabes que Shams Din met fin à sa carrière. En effet, durant les années 90 déjà, les langues arabes avaient une connotation politique et suscitaient bon nombre de réactions. Cependant, depuis quelques années, les liens que crée le Maroc avec le monde entier deviennent de plus en plus récurrents et participent à l’adaptation des oreilles du monde au darija et donc à certains mots arabes. Les feats entre Jul et Abduh, entre Madd et Laylow, et symboliquement depuis la collaboration entre le collectif marocain Naar et des artistes européens pour le projet Safar, le pont entre le rap francophone et la scène marocaine est de plus en plus évident et productif. Il suscite d’autre part l’intérêt des médias français comme Clique, Grünt, ou encore Le Monde. La synergie artistique conforte et réconforte les diasporas dans leur double culture, et surtout l’intérêt international pour la scène marocaine rend compte de la qualité artistique totale et inspirante de cette dernière.

Il est de notoriété publique que la langue française possède un grand nombre de mots dont la racine est l’arabe. Du langage courant à l’argot, l’arabe est toujours présent dans nos vocabulaires et le rap participe à la démocratisation et la légitimation de l’arabe comme l’une des langues racines du français actuel.

Cette question de la double culture est aussi déjà portée à l’échelle des diasporas, notamment en France, mais sans les artistes des pays d’origine. Le rap francophone est bilingue, voire polyglotte, cela n’est plus à prouver. Chaque génération de rappeur.euses issue de l’immigration infuse le métissage de ses connaissances dans ses sonorités et dans ses lyrics. Depuis Rim’K, Mister You, Soolking pour les plus connus ou plus récemment TIF, Saint Levant ou encore Zamdane

Par delà le sujet des samples qui a été maintes fois discuté, l’attache diasporique a l’arabe introduit la légitimation des langues, la prise de connaissance de la pluralité des langues arabes ainsi que l’ouverture de nos éducations musicales.


Il est indéniable que l’apport de l’arabe dans nos oreilles occidentales est une plus-value pour notre culture musicale, les découvertes outre frontières grâce aux réseaux sociaux affinent nos connaissances, et nous sortent un peu plus chaque jour des considérations essentialisantes. Cependant, le revers de la médaille peut être la stereotypation par la récurrence de certains mots (habibi à tort et à travers) parfois à connotation religieuse dans des situations hors contexte, déployant ainsi un imaginaire dans la continuité de la culture occidentale de l’orientalisme. Depuis le XIXème, l’Europe nourrit une fascination parfois douteuse vis-à-vis des pays dits “arabes” ou plus globalement pour l’Afrique et de l’Asie. Et c’est tristement en réceptionnant les productions africaines, arabophones par le prisme d’une fascination pour un ailleurs exotique, que l’on risque au détriment des artistes de les maintenir vers une forme d’altérité.