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Déboires médiatico-publics et rap musique, le cas Lujipeka

Déboires médiatico-publics et rap musique, le cas Lujipeka

En vivant son épopée avec Columbine, Lujipeka avait déjà longuement travaillé sur l’aspect minimaliste et lyrique de sa musique. Inutile de s’engouffrer ici dans les innombrables écueils et errements de la critique généraliste en affirmant que Columbine serait un OVNI insaisissable entre le monde hermétique du hip-hop et l’univers imperméable de la pop. Columbine faisait du rap, et Lujipeka en fait tout autant, sans pour autant avoir révolutionné par ailleurs l’art d’exprimer ses sentiments dans un créneau musical habituellement (et faussement) décrit comme brutal et sans pitié. Le rap a toujours porté la voix du doute, celle de la peur d’échouer et de la volonté de réussir. Le problème avec Columbine est à ce titre beaucoup moins intrinsèque qu’il n’y paraît, s’agissant plus d’une question de sentiment d’appartenance à un groupe social qu’autre chose. Une question de perception en somme. De fait, le duo (composé de Lujipeka et Foda C), a souvent été érigé comme l’incarnation de la « gentrification du rap » car décrit par des commentateurs plus ou moins experts comme « des rappeurs pas comme les autres… », « ne cherchant pas le virilisme ou la démonstration de force ». Deux soucis à cela : cette affirmation revient à estimer que « l’autre rap » ne serait que culte à la masculinité (résumant ainsi plutôt vulgairement le rap et sa culture) mais aussi que Columbine serait inassociable au « vrai rap ».

Le groupe se retrouve ainsi dans une situation de perception médiatique et publique plutôt inconfortable, ne sachant pas trop comment réajuster les variables de la conception partagée de leur musique. Conséquences évidentes, Columbine est écarté de l’arène rap aux yeux des auditeurs éventuels et se voit vidé de toute potentielle crédibilité. Sans oublier l’innommable baiser de la mort déposé par leurs fans, participant allègrement et joyeusement à entretenir cette étanchéité construite entre Columbine et le rap (sans que le duo n’ait fait grand-chose pour la briser, bien au contraire même). Évidemment, la démonstration peut être recyclée pour d’autres cas d’école, elle espère ainsi avoir le mérite de parvenir à expliciter certains mécanismes entraînant la catégorisation (la plupart du temps trop hâtive) de l’art en général.

Cela étant dit, le succès n’en est pas moins au rendez-vous, Columbine déplaît, certes mais plaît, surtout. Et plaît beaucoup. La frénésie ne cesse jamais, le binôme devient un symbole pour toute une génération de lycéens, d’adolescents et de jeunes adultes un peu paumés trouvant en Columbine un refuge à part qu’ils perçoivent et assimilent comme unique, comme novateur. Néanmoins, il est désormais temps pour notre cher Lujipeka de prendre son envol en solitaire, chose assez classique pour une suite de carrière, lui permettant de se retrouver dans une situation de liberté, de choix mais aussi d’actions jamais égalée. Si au premier abord cela peut paraître comme uniquement avantageux, le virage n’est pas infailliblement évident à négocier. Qui plus est dans une conjoncture Columbine pour le moins alambiquée, comment Lujipeka peut-il parvenir à réconcilier sa musique avec un public qui le considère comme la coqueluche des enfants de la bourgeoisie bohémienne, illégitimes au hip-hop ?

J’ai rappé à m’en dégoûter, ravalé des refrains et vomi des couplets
Dans des albums et des EP que j’veux plus jamais écouter
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Lujipeka – Eclipse

Au sein d’un entretien plutôt complet et fourni accordé à l’Abcdr du son, l’artiste évoque par ailleurs la question du public et dessine une esquisse de réponse : « Je vois qu’il y a beaucoup de gens qui partent, et beaucoup qui arrivent. Il y a une stagnation qui passe par un renouvellement du public… ». Cela semble pouvoir se traduire par une concrète mutation de sa musique, sans travestir pour autant son style et son flow. Le minimalisme, déjà structurel de la musique de Columbine, apparaît ici bien plus travaillé et mûr. En étant omniprésent tout au long du projet et se constituant en véritable fil rouge, il sert amplement à la confidentialité et à l’intimité que cherche Lujipeka. Un réel lyrisme presque ubiquiste car étendu à l’entièreté de la direction artistique et accompagnant à ce titre toutes les facettes de l’album. Les thèmes sont intimes, la tonalité qu’apporte Lujipeka l’est tout autant et le résultat est stupéfiant d’efficacité. Un minimalisme poignant de sens au sein duquel l’artiste rappe au « il » par le « je », avec une qualité d’interprète déconcertante, tout en ne négligeant pas les mélodies et en variant les styles (on salue ici notamment la collaboration avec Cerrone sur On ira).En définitive, au travers de ses Montagnes russes, Lujipeka délivre un projet l’amenant à se détacher d’une imagerie, d’une atmosphère Columbine devenant de plus en plus handicapante et limitante pour le futur de sa carrière solo. Il virevolte entre les musicalités envoûtantes diverses, s’étalant de la plus épurée des balades à la tonicité d’un refrain pop. Tout compte fait, le titre du projet apparaît évident, quoi de mieux qu’un manège à sensation pour éveiller artificiellement des sentiments enfouis, qui n’auraient aucune raison d’exalter à cet instant donné, si ce n’est la musique ? Et bien Lujipeka c’est ça, des sensations assurées, après, lesquelles, c’est à vous de voir.