0
RAP SUISSE : UNE ASCENSION TOUT SAUF NEUTRE

RAP SUISSE : UNE ASCENSION TOUT SAUF NEUTRE

Berne, Genève, Lausanne, Zurich, nombreux sont ceux qui éprouveront quelques lacunes à identifier les principaux foyers de bourdonnement situés au-delà des frontières franco-helvètes. Confidentielle quel que soit le propos, la Suisse n’est que source d’histoires de grosses mallettes et autres fantasmes matérialistes lorsqu’on se fie aux paysages médiatique et rapologique que sont les nôtres. Comme perché à très haute altitude sur les chaînes montagneuses qui délimitent son territoire, protégé par ses immenses lacs des emmerdes qui pour la plupart abreuvent encore l’essentiel du rap français, le pays de Roger Federer (ou Stephan Eicher selon vos références) nourrit un fantasme démesuré bien que tronqué aux extrêmes. Le constat est sévère mais s’il est logique quand on connaît la soif de réussite qui gorge le jeu lyrical actuel, il en reste coupable de maintenir dans l’imaginaire collectif un sentiment illégitime d’entre-soi voire d’outrecuidance. Ainsi, d’une nation exemplaire au sens civique du terme, ressortent Audemars-Piguet, Breitling, Patek et consorts à l’heure où la trap-musique teintée de drip se cramponne aussi fort que possible à son trône. Pourtant, l’étroite confédération aux neuf millions d’âmes peut se targuer d’un melting-pot ethnique et linguistique parfois plus large que celui qui court nos chaudrons créatifs, c’est-à-dire nos banlieues. L’allemand mais également le français, l’italien et le romanche, dialecte latin local, côtoient la langue de l’immigration sous la bannière de valeurs communes. Des prédispositions historiques qui, portées par un contexte où la santé mentale de la population et son espérance de vie atteignent des records, ne peuvent que se traduire par une culture sonore placée sous le signe de l’amusement et des festivités depuis de longue date.

Et bien qu’il soit important d’éviter de remuer les clichés d’une redondance harassante, l’idée trouve ses origines dans le yodel, technique de chant suisse traditionnelle qui consiste à alterner avec agilité entre une voix de poitrine et une voix de tête en utilisant des onomatopées dignes du Tyrol autrichien. Cette souche, emprunte d’énergie et de divertissement, s’est inévitablement infusée dans l’ADN des différents spectres musicaux qui ont traversé le pays au fil du temps. Et le rap ne fait pas figure d’exception. Si le mouvement hip-hop, à l’instar de la majeure partie de l’Europe occidentale, s’est popularisé le long de la décennie 1990’s dans les règles de l’art américain, son appropriation romande tend à s’en émanciper comme rarement. Sous le phare des projecteurs, une nouvelle génération d’artistes helvétiques représentée avec force par la Superwak Clique et son label Colors Records porte l’étendard d’un royaume où performance totale, expérimentations ainsi que style sont reines et rois. Une recette difficilement accessible sur disque mais terriblement prodigieuse sur scène.

QUAND LAUSANNE S’EMBRASE

Pour comprendre le mode opératoire qui a brillamment mené le rap suisse vers une effusion conceptuelle et contemporaine, le chemin est sinueux. En toute transparence, la page Wikipédia des rappeurs outre-alpins compte moins de blazes qu’il reste de dents à ma mère-grand. Quelques noms comme Bligg, Carlos Leal ou encore le controversé Robert Roccobelly surgissent. Des rappeurs qui ont marqué les débuts de l’histoire d’amour entre la Romandie et la musique urbaine, notamment pour le second. Né à Fribourg de parents immigrés hispaniques, il n’est autre que le fondateur du groupe lausannois Sens Unik avec lequel il marquera la culture hip-hop de son pays natal dès 1987. Le crew a rapidement collaboré avec des groupes français comme Alliance Ethnik ou encore IAM et fera même son apparition sur la bande originale du film La Haine. Mieux, il a signé dans son propre label Unik Records des futures pointures comme Fabe et Les Sages Poètes de la Rue qui, quelques mois plus tard, feront la mélodie de l’hexagone.

Les connexions en disent long sur l’esprit d’influence new-yorkaise qui habite les propositions suisses de cette époque, entre danseurs de break, culte des platines et compétitions de micro enragées. D’ailleurs, si le premier album Les portes du temps (1992) de Sens Unik installe le groupe sur la carte de la francophonie, le second intitulé Chromatic, aux sonorités plus variées, leur ouvrira le portail de la consécration internationale en 1994 avant de voir l’un de leurs clips diffusé sur la chaîne étasunienne MTV. Un exploit réitéré près de vingt ans plus tard par l’artiste KT Gorique. Propulsée du canton de Valais vers la scène américaine, la jeune rappeuse aux origines italo-ivoiriennes éclaboussera de son talent d’improvisation le prestigieux concours End of the Weak pour en devenir la lauréate en 2012.

Si les talents urbains des contrées helvètes ont pris pour compte l’obligation de fixer leur regard par-delà les frontières, c’est que le manque de considération flagrant et inhérent à l’ensemble du continent a freiné la visibilité nécessaire à leur éclosion. Le rap suisse a subi le même sort que ses voisins, considéré à la marge comme une vulgaire curiosité. Et les années qui vont suivre l’an 2000 laisseront entrevoir des avancées certes perceptibles mais toujours effectuées au rythme d’une prudence excessive. Alors que le collectif Double Pact a repris le flambeau et assuré la transition décennale, Stress, son principal poumon, prend le virage d’une carrière solo qui va apporter un premier vent de fraîcheur à son courant musical.

Une touche de second degrés décalé dont le caractère inhabituel lui permettra de cristalliser un accueil favorable autour de Billy Bear (2003), son premier album. Fort heureusement, le sablier et l’avènement de la machine libératrice que l’on nomme streaming finiront par avoir raison du dictat, appliquant au mouvement le tampon d’une toute nouvelle nationalité : celle de la culture populaire. Logiquement, l’appartenance et le conformisme absolu aux codes du hip-hop les plus hostiles ne sont plus un pré-requis pour apprécier sa sensibilité. Exit alors la marginalisation, le rap est propulsé au sommet des charts internationaux et une nouvelle manière de l’envisager voit le jour. La pop s’en inspire, et inversement.

GENÈVE EXULTE

Afin d’évoquer la nouveau tremblement qui secoue le terreau transalpin, quittons Lausanne, sa périphérie et son lot de pierres fondatrices pour s’enfuir vers Genève, située sur la pointe sud-ouest du pays. Son air métropolitain épouse la francophonie d’un point de vue géographique, mais ici c’est bien la musique qui nous sert de steward. Car oui, le bouillonnement que connaît le néo-rap du château d’eau de l’Europe est bien le résultat de plusieurs tentatives d’exportation vers le grand-frère français, mais son amorce du succès ainsi que sa propagation récente ont d’autres causes. Le développement massif de structures et autres moyens dédiés au rap au cours de la décennie que nous vivons, a fortiori. Mais également la singularité d’un courant qui mise sur la performance menant à l’extase en ce qui concerne le fond de l’affaire. Si le doute était permis, le squelette de la musique traditionnelle romande refait bien surface.

Dans ce sens, la sensation suisse qui déforme le cercle toujours plus ouvert du rap occidental n’est autre que la Superwak Clique, formée par Di-Meh, Makala, Slimka et Varnish la Piscine. Sous l’aile du label Colors Records, les trois premiers ont d’abord envahi la toile de leurs séquences live explosives dans lesquelles ils administrent à tour de rôle leur énergie fiévreuse aux productions détonantes voire loufoques du quatrième. Le texte et les revendications ne sont pas au cœur du sujet, découper l’instrumentale aux moyens de flows fantasques dans un état de transe communicatif est quant à lui le principal motif. Car en comparaison avec des scènes émergentes comme la Belgique ou l’Italie, la vision artistique et le mode de fabrication de leur univers est profondément différent. La vibe est plus légère, les clichés moins évidents et la prise de risques périlleuse au possible. Le genre de rap d’instinct qui laisse imaginer des séances de studio aux allures de défouloir comme en sont accoutumés leurs principales influences, les esprits libres d’Atlanta et de Memphis comme Young Thug ou Juicy J.

Ainsi, en termes de discographie et de ventes, l’avant-garde helvète n’a pas encore réussi à enclencher la vitesse supérieure alors qu’elle traîne déjà son style sur les scènes internationales et jusqu’au Bénin. La faute honorable au refus de devoir faire des concessions à l’industrie et d’obtempérer. Par mimétisme, les disques de chacun sont des célébrations sans pudeur de leur personnalité concentrées à l’intérieur de projets expérimentaux et cousus sur-mesure. Difficile donc pour le grand public d’appréhender l’univers psychédélique de Slimka sur la série des No Bad (2017-2018), la fougue futuriste de Di-Meh sur son premier album Fake Love (2019), l’excentricité conceptuelle de Makala sur Gun Love Fiction (2017) et Radio Suicide (2019) ou bien l’orgie instrumentale délivrée par le film-audio Le regard qui tue (2019) signé Varnish.

Finalement, malgré la nébuleuse à laquelle ils ont adhéré, l’importance majeure pour les auteurs reste encore de ne pas se perdre en si beau chemin et de faire preuve de lucidité dans la démarche. La nation helvétique est en train de vivre une période cruciale de son histoire d’amour avec le rap, un peu comme les Belges à quelques mois d’intervalles, consciente de son devoir d’imposer son jeu tout en créant une scène complète, identifiable, unie et solidaire. Et compter sur les faveurs d’un vivier enfin issu des quatre coins du territoire et dont ressortent des artistes comme Shaim, Kingzer ou Buds Penseur serait loin d’être une sombre idée. Nous ne somme pas un instrument à cordes, mais bel et bien à vent, disaient les fervents défenseurs du yodel. Bienvenue en Helvétie.