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Salif – Qui m’aime me suive

Salif – Qui m’aime me suive

Ouvrons une parenthèse pour parler d’un album classique ; Qui m’aime me suive de Salif. Classique ? Ca dépendra de la définition de chacun mais laissons place à la subjectivité pour que je puisse traiter de tout l’amour que j’ai pour ce projet. Retour à une époque où les albums sortent le lundi ; et plus précisément au 21 juin 2010. Ca fait plusieurs jours que je suis attentif à ce qui se passe sur la sphère Rap Français et j’attends cet album avec beaucoup d’impatience. J’allume ma chaine Hifi le soir et j’attends le début de Planète Rap pour écouter Salif parler de son nouveau projet. J’écoute du Rap depuis quelques mois, je me suis pris les projets de La Fouine, ceux de la Sexion, j’ai creusé un peu de Sinik et de Sniper mais mon parcours d’auditeur est assez maigre. Il s’agit ici du premier album que j’attends réellement.

Saluons donc au passage cet excellent freestyle du Boulogne Boy devant la caméra de Fif et au micro de Skyrock et commençons ; bonne lecture.

L’album du salut

Passons l’introduction du projet qui met les choses en place de la plus belle des manières ; une voix imposante, une prod de laquelle se dégage une forme de violence singulière et un maniement des mots tels que je n’en avais jamais entendu auparavant. Si l’album devait avoir une esthétique, ce serait le noir et blanc de Statu Quo, froid, brut et efficace.

Le titre Banlieue Française est le plus percutant. Le rappeur du 92 a des choses à dire, s’adresse à la banlieue mais aussi à un état d’esprit, celui d’une France délaissée. Discours politisé au possible, il y parle de Sarkozy et on trouve tout de suite une forme de revendication intéressante. Familles vivant dans le manque de considération, climat économique et social compliqué, retranscription de la discrimination et narration d’un vécu et d’un mode de vie précaire. Si ce morceau est aussi percutant c’est notamment grâce aux incrustations de discours politiques et télévisées tels que ceux de Sarkozy justement, ou bien même le tant détesté Zemmour. Mais Salif touche aussi à nos sentiments grâce à une phase simple mais si significative :

Sarko l’a fait la France en rêvait, banlieue française
Il s’en prend à ceux qui nous ont élevés, banlieue française

Salif – Banlieue Française

Un sentiment de révolte se dégage de ce titre, titre qui n’a d’ailleurs pas pris une ride et qui est totalement transposable à la réalité actuelle du pays ; assez tristement. A sa sortie c’est un album qui me parle, mais c’est également un album avec lequel j’ai énormément de soucis de compréhension. A cette époque je ne connais pas Zemmour, ni lui, ni son discours claqué. Je dois donc creuser, et même en aujourd’hui il y a des choses que je ne comprends que maintenant. D’ailleurs en 2019 il y a donc bien Banlieue Française qui reste efficace, mais c’est globalement le cas du projet dans son entièreté. Un nouvel auditeur pourrait écouter cet album sans être face à un réel choc générationnel mais il a également une saveur particulière. La saveur du début de décennie, lorsque les nouveaux sous-genres n’ont pas encore fait leur apparition en France. Les musicalités sont différentes, mais ramènent à un sentiment de nostalgie certain, sans jamais transformer l’auditeur en puriste ; on n’est pas des connards quand même.

Le projet reste assez classique jusque là, du classique à la sauce Salif, donc de bonne facture tout de même. Quelques morceaux sortent du lot, l’intéressant Mon pote, le détestable Jean Slim produit par Canardo (il fallait bien une part d’ombre à cette œuvre) mais aussi le brûlant On allume. Mais c’est finalement pas le plus important, si ces morceaux sont donc plus ou moins agréables à écouter, le plus intéressant arrive dans la seconde moitié du projet.

 « Coincé entre shit et mitard »

Cet album est particulièrement intéressant car Salif questionne sa propre carrière, la direction qu’il lui a donnée, l’avenir qu’il souhaite et fatalement ; sa finalité. Dans Jamais sans mes chaînes il dit d’ailleurs ceci :

C’est vrai le Rap est mort et je plaide coupable

Salif – Jamais sans mes chaînes

Ce morceau fait suite à Salif VS Salif, et dans celui-ci on a affaire à une confrontation d’idées. L’artiste voit deux facettes de sa personnalité s’opposer, mais aussi deux rappeurs différents. Dans un premier temps c’est le rappeur brut, le rappeur hardcore qui s’exprime, attaché aux codes de la rue transposables au Rap. Le second quant à lui souhaite explorer de nouveaux horizons et s’affranchir de ces codes préétablis. « Coincé entre shit et mitard » c’est sa façon d’exprimer une sensation de blocage, celui de ne pas pouvoir élever sa musique et de l’amener vers de nouvelles musicalités. C’est alors ce qu’il fait par la suite, le titre Salif VS Salif sert de morceau charnier à ce projet, comme une interlude après laquelle le virage assumé nous amène à la découvre d’un artiste nouveau.

Le Rap a besoin de changement, c’est ainsi qu’il voit la chose et c’est intéressant de remarquer comme ce projet se révèle annonciateur de la décennie qui s’ouvre après lui. Le Rap a depuis bien évolué, plus besoin de street cred pour rapper, ce que déplore ici l’artiste. Depuis des dizaines et des dizaines de rappeurs sont apparus, amenant tous plus ou moins quelque chose. Que ce soit du plus hardcore avec Kaaris et son Or Noir, jusqu’au plus doux et mélodieux avec Nekfeu. Sans oublier un désintérêt parfois nécessaire des paroles au profit de la musicalité pour revenir à une musique plus instinctive, efficace et pouvant parler à un large public. Si Salif n’avait pas arrêté de rapper, l’époque rapologique dans laquelle s’inscrit cet article ; 9 ans après son dernier album, aurait tout pour lui plaire et lui permettre d’être l’artiste complet dont il parle à la fin de Qui m’aime me suive.

Ce projet fait office de conclusion à sa carrière ; et c’est d’ailleurs à l’écoute du titre éponyme qu’on le comprend. Il commence en rappant « O.K., si le salut est ici moi j’irai vivre ailleurs » on saisit alors bien que ce qui le bloque dans le Rap Français de l’époque est ce qui le motive à partir. D’abord en allant à la rencontre de nouvelles musicalités, plus tard en se servant de ce projet comme d’un point final pour sa carrière. Ce questionnement est celui qu’on retrouve déjà dans son précédent album, Curriculum Vital en 2009 ; et plus précisément dans le titre J’hésite. Dans ce titre il met en mots et en musique les doutes qui sont siens, mais commence surtout en disant « Moi j’hésite, entre faire un rap médiocre et prendre des thunes. Ou faire le rap que j’aime et continuer à vendre des stup ». Cette phase ; à l’écoute du projet qui suit, trouve alors une résonnance toute autre, parallèlement à cette orientation Rock au sein du projet. D’ailleurs ; encore une fois dans le titre Qui m’aime me suive il dit « Pour ça, je suis prêt à tout même à cracher sur la thune » ; comme une réponse à l’hésitation dont il faisait part précédemment, assumant ses choix il est prêt à aller au bout de sa volonté.

Le blues du rappeur

L’album se conclue sur L’homme libre, une outro qui répond à l’intro par son changement de ton, une instru rock montrant l’évolution de l’artiste au sein du projet. Plusieurs phases vont dans ce sens, reprenant les idées parsemées dans l’album. On retrouve une fois encore une forme de revendication sur les conditions sociales, sur le racisme bien sûr mais il parle une nouvelle fois de son rapport à l’industrie du Rap. Son positionnement a évolué, il parle de raccrocher, déplore la glorification de la rue à laquelle il n’échappe pas. Il fait dans un premier temps le bilan de sa carrière au regard de ce qu’il a pu apporter au rap, regrettant certain choix, certaines paroles ; mais aussi le manque criant de réussite. Succès d’estime oui ; si Salif est pour les passionnés un des rappeurs les plus importants des années 2000, force est de constater que le succès commercial n’a pas suivi et que son impact auprès des auditeurs n’a pas réellement traversé les générations.

Lutter jusqu’au dernier souffle si c’est ma destinée, je l’épouse
En attendant que la réussite me passe la bague à l’annulaire

Salif – L’homme libre

L’homme libre se dessine comme la libération de l’artiste, il y fait face à ses doutes et à ses envies de changement. Evidemment le titre du morceau n’est pas anodin, l’utilisation du terme « libre » renvoie à un artiste libéré, ne se sentant plus forcé de jouer sur les codes d’un Rap 100% street. C’est finalement l’aboutissement du projet, mais aussi de sa carrière ; sans donner un sens philosophique à ce titre, on retrouve tout de même la sensation d’avoir dans les oreilles le discours d’un artiste accompli ayant atteint le stade qu’il souhaitait atteindre. Le choix du titre de l’album prend alors encore plus de sens, que ceux qui l’aiment le suivent dans cette nouvelle direction et dans l’appréciation de ce nouvel et dernier album aux choix assumés.

On ne peut finalement pas regretter l’arrêt de carrière de Salif, on sent que l’artiste a été au bout de ses convictions ; au niveau du discours déjà, mais surtout sur l’ensemble de son œuvre et sur sa musique au sens large. C’est d’ailleurs particulièrement intéressant de se pencher sur la manière qu’ont certains artistes majeurs de leur époque de mettre un terme à leur carrière. Ca rappelle évidemment Nessbeal (comme cet épisode de La Sauce) et cet aspect « Roi sans couronne ». Obligé de cesser son activité puisque condamné à un maigre succès commercial mais sachant séduire une poignée d’auditeur et inspirant tout une jeune génération.

D’ailleurs on pourra aussi souligner la vision de Salif, sans tout de suite crier à l’avant-gardisme de sa musique, sa manière de voir l’industrie avait le mérite d’être remplie de réel. L’exploration de nouvelles sonorités est devenue monnaie courante, les thèmes rappés tous plus variés les uns que les autres ; en 2019 la carrière de Salif aurait peut-être été tout autre. Mais après tout, n’est-ce pas ce qui renforce sa légende ?