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Blu & Exile, l’arbre de vie

Blu & Exile, l’arbre de vie

Il y a de ces artistes qui nous suivent toute notre vie. Ceux que l’on découvre jeune et qui révèlent nos préférences artistiques. Puis, on grandit avec leur musique sans jamais vraiment s’en lasser. Pour moi, Blu fait partie de ces artistes là. Comme de nombreux fans, j’ai une affection particulière pour son travail avec le producteur Exile. Naturellement, j’ai longtemps attendu le retour du duo, qui a eu lieu il y a quelques mois avec la sortie d’un troisième opus commun : Miles. Retour sur cet album essentiel.

Très tôt dans mon parcours d’auditeur, je découvre Below The Heavens, premier album officiel du rappeur californien. Coup de foudre dès la 1ere écoute. Publié en 2007, l’album marque le début de sa collaboration avec Exile, producteur de l’intégralité du projet. Aujourd’hui considéré comme un classique moderne de l’underground, on y retrouve tout ce qui fait le charme du duo : Blu pose des lyrics poétiques et des flows précis sur les instrus toujours très jazz et racées de Exile. Plein d’authenticité et de musicalité, l’album est très lumineux et crée un véritable engouement autour du duo, et ce même si les chiffres de ventes restent assez modestes. Force est de constater que cet album a très bien vieilli et sonne encore frais aujourd’hui.

Après le succès de leur premier album en commun, Blu et Exile s’investissent dans leurs carrières respectives avant de reformer leur duo en 2012 avec la sortie de Give Me My Flowers While I Can Still Smell Them. Un deuxième opus de bonne facture, bien qu’il ne soit pas au niveau de son prédécesseur, notamment à cause d’une écriture moins percutante. Dans les années qui suivent, Blu sort de nombreux albums à qualité variable. Quoi qu’il en soit, il sait s’entourer et sort des projets entièrement produits par Bombay, Nottz, Oh No ou même Madlib.

Il faudra attendre 2020 pour que, à l’issue d’une décennie prolifique et expérimentale dans sa musique, Blu délivre le 3e volet de sa collaboration avec Exile. Paru en juillet d’une année pour le moins tourmentée, Miles:From an Interlude Called Life est un album nécessaire.

Plus efficaces que jamais, Blu & Exile livre une œuvre dense, véritable fresque en hommage à tout ce qui a fait d’eux ce qu’ils sont. En cela, les énormes racines de la pochette sont évocatrices. Il en est de même pour son titre, Miles, qui est une double référence à la fois au chemin qu’ont parcouru les artistes eux-mêmes et leurs ancêtres mais aussi à l’immense Miles Davis, maître de la musique jazz qui influence tant le duo.

Blu retrace ses racines multiples sur les vingt pistes de ce double album, pour un runtime total de 1H35. Une longueur qui peut paraître décourageante puisqu’on est habitués à des albums à rallonge pensés comme de simples playlists pour les plateformes de streaming. Et pourtant, Miles réussit l’exploit de justifier une telle longueur. Un bol d’air frais de bout en bout et le projet ne laisse jamais place à l’ennui ou au remplissage.

Certes, la couleur dominante n’est pas un grand renouvellement musical pour le duo. A l’oreille, il est difficile de deviner que l’album soit paru en 2020, tant la formule est restée la même : des grooves toujours boom-bap très jazzy, des samples en abondance et même beaucoup de scratchs qui rappellent un certain âge d’or du rap new-yorkais. Cela n’enlève rien à la qualité du travail sur la production de Exile dont le style reste immaculé, il lui arrive même de sortir de cette zone de confort en utilisant des extraits de musique spirituelle et traditionnelle africaine. Bien que Blu & Exile naviguent principalement en terrain connu, ils font preuve d’une maturité et d’une maîtrise qui font de cet album le plus grand accomplissement de leurs carrières respectives.

Les invités permettent de donner le change au moyen de refrains aux textures variées et toujours efficaces. Ainsi, on retrouve en autres Jimetta Rose, Ishen, Iman Omari ainsi que Aloe Blacc et Miguel, amis de longue date du duo aujourd’hui stars du RnB. S’ajoutent à ça des couplets réussis des rappeurs Choosey et Cashus King (anciennement appelé Co$$), également des amis des deux artistes.


Plus que jamais, Blu impressionne en poussant la qualité dans les textes et les flows qu’on lui connaît encore plus loin. Les thèmes abordés sont parfois très personnels et parfois très universels, mais toujours traités avec profondeur et sincérité. Ce double regard qui traverse l’album est la preuve d’une grande évolution chez l’artiste. La manière dont Blu tisse les connexions entre les moments de sa vie personnelle et les étapes d’un héritage ancestral très riche relève du génie rapologique. L’album devient alors un véritable tableau baroque, d’une étendue impressionnante bien que le rappeur y reste au centre.

On remarque d’ailleurs que la première moitié de l’album est la plus introspective : à maintenant 37 ans, Blu retrace son parcours personnel, de son enfance à sa carrière dans la musique. Le rappeur californien y retrace les prémices de son amour pour la musique sur le touchant et détaillé Music Is My Everything ou encore ses frustrations quant à une industrie qui l’a épuisé sur The Feeling.

I got warrants for fighting and that made my life a lot harder
Not to mention I’m too poor to support my daughter
But they’ll never know so I just keep on killin’ it
Whether or not I’m even feelin’ it or fulfillin’
The feeling

Blue & Exile – The Feeling

La seconde partie de l’album est sûrement la plus risquée. On met un peu de côté le parcours personnel du rappeur pour une vue d’ensemble historique de ce qui a construit son identité. Blu a rarement paru aussi ambitieux, allant jusqu’à retracer l’histoire depuis les premières civilisations jusqu’aux icônes américaines noires du XXe siècle durant neuf minutes sur le vertigineux Roots of Blue. Il en fait de même dans le morceau African Dream, hommage au continent africain, dans sa beauté et ses tourments.

Sur cette partie de l’album, on trouve aussi le track Dear Lord, une hymne optimiste au vivre-ensemble. Les samples de gospel, l’orgue et le refrain de Jimetta Rose contribuent à la beauté de l’ensemble sur lequel Blu prêche la bonne parole. On peut critiquer le morceau sur sa naïveté, après tout, on pourrait le comparer à une version boom-bap de We Are The World. Mais en 2020, alors que tout s’écroule autour de nous, c’est peut-être la positivité dont on avait besoin.

Finalement, cela résume bien l’effet que m’a fait cet album. Je l’ai reçu comme une lumière salvatrice dans une période obscure, la sortie de Miles est clairement tombée à point-nommé. Hommage de toute beauté aux racines qui nous forgent, l’album est un tour de force assez bluffant. Blu & Exile livrent un diptyque ambitieux que l’on attendait plus, digne successeur de leur classique Below the Heavens. Lumineux et plein d’espoir, c’est la bande son indispensable pour surmonter le chaos ambiant.