2019 CUL7URE FRESHMAN CLASS
Il paraît que le rap français est devenu assez prolifique pour que lui et son public puissent lentement mais sûrement s’émanciper de la toute-puissance américaine. Il paraît que c’est peut-être vrai. En réalité, il s’agit plutôt d’un sentiment général selon lequel la partie pourrait pour la première fois être disputée à jeu égal. Dans un premier temps, le microcosme du rap francophone s’est allégrement élargi, nourri par des influences toujours plus éclectiques et galvanisé par la sensation de pouvoir enfin tourner la tête dans le sens inverse lorsqu’il s’agit d’inspiration. Dans un second, l’apparition du streaming et d’une quantité de médias spécialisés ont contribué à l’instauration d’un arc-en-ciel d’économies plus solides que jamais. Le mariage était inévitable et attendu de tous. L’étoile qui brille depuis trop longtemps a donc laissé jaillir sa supernova pour propulser cette musique en plein cœur de la sphère populaire, là où sa place était destinée. Mais toute lucidité gardée, ce mouvement général demeure quelque part une grande cérémonie de famille qui ne résonne que dans le voisinage. Exceptés les frères Andrieux ou le cas d’Aya Nakamura plus récemment, piquer la curiosité des habitants de la Terre du Milieu de la culture hip-hop reste une chimère voire une lubie.
D’ailleurs, si qu’une infime partie des auditeurs ou acteurs du jeu américain est dans la capacité de balancer plus d’une référence rapologique européenne, c’est que le service-maison est toujours de qualité. Talentueux, marqués par le fer de leurs localités et tout aussi nombreux que les scènes ne cessent d’émerger, il est évident que digger le prochain phénomène susceptible de rayonner dans les charts comme dans les prochaines story instagram devient obsessionnel. Et pour cela, rien de tel que l’annuelle liste des dix rappeurs à suivre livrée par le célèbre magazine XXL depuis douze piges. Une validation ultime, bien que de plus en plus contestée par les fans et les artistes eux-mêmes, qui peut souvent imposer sa loi sur l’exercice en cours. Du regretté Nipsey Hussle à Kendrick Lamar en passant par Chief Keef, Future, Travis Scott ou encore dernièrement Playboi Carti, tous ont vu leur nom révélé aux aurores de la saison estivale. Après l’incroyable run suscité par la démocratisation de la trap-musique d’Atlanta à travers le globe, la cuvée 2019 semble définitivement redistribuer le tas de cartes par la voix d’artistes aux influences et personnalités toujours plus prononcées. Un cocktail assurément frais et prêt à stimuler vos tympans pour ne plus les quitter.
Nous aussi, chez CUL7URE, nous avons donc tenu à vous proposer notre sélection outre-atlantique des jeunes prodiges sur lesquels capitaliser au cas où le rap français vous aurait beaucoup trop matrixé ces derniers temps. Un peu comme moi manifestement.
YOUNG NUDY
Le 3 février dernier, c’est l’ensemble de l’industrie musicale qui se réveille en pleine stupéfaction. L’éminent rappeur fraîchement élevé au rang de pop-star, 21 Savage, est interpellé par les forces douanières alors qu’il ride le bitume craquelé de son quartier d’Atlanta en compagnie d’un cousin de sang. Si les accusations d’être ressortissant britannique en situation irrégulière qui pèsent sur le premier seront éludées aussi rapidement que l’histoire paraît burlesque, l’issue sera moins évidente pour le second protagoniste, Quantavious Tavario Thomas.
Pur produit du milieu criminel de la zone 6 de l’Est d’Atlanta et membre du gang qui lui est affiliée, celui qui se fait appeler Young Nudy à travers les studios d’enregistrement de l’État de Géorgie sera poursuivi pour son lot de désobéissances envers la loi avant d’être libéré sous caution. Des sombres affaires qu’il traîne comme un fardeau sur la scène de la vie quotidienne mais qu’il sublime en prenant soin d’appliquer le vernis d’un univers cartoonesque sur ses disques. Bienvenue dans l’univers de Tex Avery où les cadavres sourient, les iris submergés par la drogue sortent des orbites et le sang fait de ketchup font parties intégrantes de son langage artistique.
Révélé par la trilogie Slimeball qui lui permet d’étaler son talent pour un mumble-rap protéiforme dès 2016, Nudy s’est définitivement imposé comme une étoile montante en travaillant en étroite collaboration avec l’un des producteurs phares de la discipline, Pi’erre Bourne. Une connexion qui brille au grand jour depuis le mois de mai et la sortie de Sli’merre, projet commun qui a permis au rappeur de franchir les barrières du Billboard. Plus mélodieux et hypnotisant que jamais à l’image de l’enivrant Sunflowers Seeds ou de sa brillante association avec Uzi Vert sur Extendo.
MEGAN THEE STALLION
Précurseurs lorsqu’il s’agit de dresser le constat de la reconnaissance des artistes féminines au sein de la société rap, les États-Unis semblent désormais prêts à franchir une étape supplémentaire vers un tournant majeur. Alors que la discussion pour la couronne suprême a longtemps été sujet au monopole par manque de visibilité et donc de contenders, l’évolution des mentalités force la mise en lumière d’une nouvelle génération de rappeuses issues des quatre coins du pays. N’en déplaise aux New-Yorkaises Nicki Minaj ou Cardi B, le concept de la grosse pomme comme seul centre de formation de la prochaine rap-queen s’essouffle à vive allure.
Pour illustrer le propos, il suffit de jeter un œil entre les murs des clubs de Houston afin d’être fauché par le charisme et la confiance éclatante de celle que l’on nomme Megan Thee Stallion. Difficile de passer au travers de son hit Realer, titre terriblement efficace et éponyme de l’album délivré le 19 mai. Une mitrailleuse automatique chargée de quatorze cartouches sous l’aile de 300 Entertainment, label d’avenir (Famous Dex, Migos, Young Thug, etc.) dont Megan Pete, de son vrai nom, est devenue la première signature féminine.
Une fois le charme opéré, c’est par le prisme des influences musicales que l’artiste texane prend encore un peu plus d’épaisseur. Si l’on ne cesse de rappeler que Memphis et ses fantômes de la Three 6 Mafia ont imprégné de leur son l’ensemble du paysage rapologique américain, la jeune femme se présente dans le costume de leur meilleure héritière. Armée d’insolence et d’une folie qui la distingue, elle fait la démonstration d’un rap brut et sans concession bien que loin d’être révolutionnaire.
GUNNA
Lorsque Gucci Mane, l’un des pères fondateurs du courant trap d’Atlanta, chantonne “all of these rappers are all my children” (tous ces rappeurs sont mes enfants) en 2016, difficile d’imaginer que l’un de ces descendants serait déjà en mesure de se réapproprier l’hymne en question. L’heureux élu n’est autre que Young Thug, dont les fulgurances et la manière de faire voler en éclat les codes les plus tenaces du rap américain ont donné naissance à une affluence de clones.
Seulement, parmis eux, Sergio Giavanni Kitchens peut se targuer d’avoir réellement grandi au contact du génie de l’artiste, traînant dans ses jambes alors que ce dernier enregistrait le classique et révolutionnaire Barter VI. En plus de s’inspirer de sa musique en surface, le jeune rappeur qui répondra rapidement au nom de Gunna a donc eu le privilège de décortiquer le processus de travail de sa figure tutélaire. Un apprentissage ponctué par son association avec des producteurs reconnus comme Weezy puis Metro Boomin, conférant au rappeur un univers précisé et davantage personnel : celui d’un monde aquatique aux sonorités étouffées sur lesquelles le protagoniste glisse son flow sans embûches. De la trilogie Drip Season à son premier album Drip or Drown 2 sorti en février dernier, la voix qui a conquis le sommet des charts par sa fusion lumineuse avec Lil Baby s’est invitée à toutes les tables les plus prestigieuses en quelques mois seulement. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter.
RODDY RICCH
Rodrick Wayne Mour, Jr. est de ces voix qui transportent instantanément et semblent familières à la première écoute. Par séquence, la sienne se fond presque intégralement sur l’instrumentale comme pour apporter la dernière touche à un tableau. Logique quand on sait que le mélomane Roddy Ricch a approfondi sa passion par la production depuis tit-pe. Cette oeuvre qu’il dépeint, ensoleillée comme la côte Ouest dont le gamin est issu et tout aussi sombre que son quartier de Compton ou que ses années passées à Atlanta, s’est rapidement adjugée une place forte dans le mouvement de fraîcheur américain, forçant l’attention de personnalités reconnues de l’industrie musicale. Du premier volet de Feed tha Streets en 2017 au second douze mois plus tard, l’éloquence du rappeur californien a rayonné dans les playlists juste avant de lui permettre de s’affilier avec l’énigmatique Tee Grizzley, entre autres, mais surtout des artistes/entrepreneurs implantés de talent que sont Meek Mill ou encore le désormais défunt Nipsey Hussle.
Un laps de temps court mais efficace, celui lors duquel Roddy Ricch peine à atteindre la vingtaine mais se révèle pleinement aux yeux et aux oreilles du grand public. Son association au producteur London on da Track sur le titre Die Young, écrit le soir de la mort de son ami XXXTentacion, fait mouche et inonde les radios. Tout ce qui fait la sensibilité de l’artiste est concentré en deux minutes et trente secondes seulement : des cris d’alerte d’un enfant de l’ombre de Los Angeles enrobés d’une ambiance planante gonflée à l’hélium et à l’auto-thune.
DABABY
De la violence et de la dérision sur des productions sautillantes comme en live instagram, l’ascension du phénomène DaBaby nous rappelle que l’incarcération du trublion new-yorkais Tekashi 6ix9ne a généré un tel vide que celui-ci peine encore à se résorber. Comme ce dernier, peu d’informations ont circulé sur le passé de Jonathan Lyndale Kirk, né en 1991 dans l’Ohio et élevé sur les côtes de ses oncles crapuleux à Charlotte, en Caroline du Nord. Sur le tard, forcé de reconnaître que le train de vie exubéré par les têtes d’affiche de l’industrie lui est trop familier, l’artiste émerge une première fois sous le nom de Baby Jesus en 2014. Une formule qui en dit long sur le sens de la provocation du rappeur, convaincu d’avoir fabriqué ses propres croyants avant de voir la deuxième partie de son appellation finalement retirée afin d’éviter toute polémique blasphématoire.
En quelques essais seulement, son style et son insolence s’affirment, imprimés par une voix basse et un flow monocorde qui racontent ses bêtises et autres vantardises sans jamais se débarrasser de son large sourire mesquin. Quant à son actualité, elle en fera autant, folklorique au possible car constamment abreuvée par ses humeurs loufoques et autres déboires publiques. Un cocktail florissant qui, aux moyens d’un partenariat conclu avec la major Interscope, a délivré début 2019 la carte de visite ultime d’un rap tant écervelé qu’efficace. Avec Baby on Baby, DaBaby a sans nul doute concentré la dose de talent et de pitreries idéale pour décomplexer un rap américain récemment hanté par la mélancolie. Comme pour enfoncer les portes du Billboard.
YBN CORDAE
Entre les longues parades vocales des uns et la folie notoire des autres, le laboratoire américain veille à conserver son lot d’artistes aux allures inter-générationnelles. Des nouveaux talents qui, bien souvent malgré eux, se voient revêtir la panoplie de gardien du temple pour leurs aspirations nostalgiques ainsi que leurs qualités de débit, de storytelling et de placement incontestables. Cordae Dunston, vagabond à la vingtaine du Maryland, est sans le moindre doute l’heureux élu par lequel les espoirs d’une carrière solide et fondée sur le long terme courent et accourent. Bercé au creux du rap new-yorkais des années 1990’s par le biais de son paternel, les preuves de son illustre apprentissage ont été faites lorsqu’au mois de mai de l’an dernier le jeune rappeur a forcé le respect du milieu en s’illustrant sur des reprises d’Eminem et de J. Cole. Répétant au passage qu’il ne se retrouve pas dans les critiques faites par ses pères au sujet de la nouvelle génération et du mumble-rap.
Intelligence, polyvalence et insouciance, la formule ambitieuse de YBN Cordae s’est donc rapidement développée entre son crew (Young Boss Niggaz) et ses entrevues avec des poids lourds du métier comme Dr. Dre, P. Diddy ou Quincy Jones. Une année pour répandre son talent et sa voix nasillarde avant de livrer son premier album en juillet, The Lost Boy, déjà salué par la critique. En quinze morceaux, le rappeur effeuille ses doutes et ses galères de Caroline du Sud avec une lueur d’espoir portée par un esprit jazz et gospel. “Pile à mi-chemin entre la old et la new-school”, résumera Orelsan, avec qui il collabore notamment sur le dernier projet du caennais.
SHECK WES
Deux mots pour trois syllabes qui continuent de doper les pogos de la saison festivalière et de faire bouger les têtes aux quatres coins de la carte : Mo Bamba. L’histoire d’un titre devenu hymne enregistré à l’arraché avec son ami basketteur et qui a déchaîné les passions dès octobre 2018. La basse qui accompagne l’instrumentale pousse à l’insurrection, un rappeur sénégalo-new-yorkais aux cordes vocales ravagées y exhorte ses incantations, le feu prend instantanément. En une seule prise pour ce qui est du studio, en une poignée d’instants en ce qui concerne les charts.
Passé de l’ombre à la lumière l’hiver dernier grâce à ce one-shot, Sheck Wes reste en proie à la confirmation à l’image du succès tardif tombé sur le célèbre morceau un an après sa publication. Période lors de laquelle le label de Travis Scott et Kanye West décide de sortir son projet histoire de faire les présentations, le secouant Mudboy. Le style est tranchant, comme le pavé d’Harlem d’où Khadimou Rassoul Cheikh Fall puise sa fougue et ses gimmick qui collent au cortex. L’esprit Ruff Ryders flotte forcément dans l’inconscient collectif et l’arrivée d’un probable nouvel étendard d’un rap élaboré pour la scène en fait une personnalité particulière dont on devrait entendre à nouveau parler d’ici quelques courts instants. D’autant plus que les essais mélodiques de son album semblent également épris de justesse.
HORS D’ŒUVRES
C’est évident, le trône du rap américain est bien trop large pour faire miroiter sa couronne aux yeux de si peu de concurrents sérieux. Avant de se quitter, laissons donc place à quelques mentions honorables et autres révélations en voie d’explosion afin d’achever cette gorgée de son étasunien : Blueface – Thotiana, Comethazine – Walk, Juice WRLD – Maze, Lil Mosey – Notices, NLE Choppa – Shotta Flow, Rico Nasty – Countin’ Up, Shordie Shordie – Bitchuary, YNW Melly – Murder on my Mind.