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L’ère de la surconsommation musicale ?

L’ère de la surconsommation musicale ?

Depuis Janvier 2020, pas moins de 150 projets rap français (mixtapes et albums confondus) sont sortis, soit une vingtaine par mois. À titre comparatif, en 2015 La Sacem en comptabilisait environ 62 sur une durée de douze mois. Cette amplification peut s’expliquer par l’expansion de la musique urbaine au sein des mœurs. Elle est bien moins exclusive et très accessible pour un jeune artiste qui souhaite proposer sa plume au grand public. La montée du streaming a en grande partie fait évoluer la consommation musicale chez l’auditeur, devenu une véritable cible marketing. Elle a aussi métamorphosé la démarche artistique dans la conception d’un album du côté des artistes. 

Du côté de l’auditeur : le choix du roi 

Difficile pour lui de se focus sur un seul artiste en particulier avec la multiplicité des univers, des thèmes et des nouvelles entrées récurrentes dans le rap français. L’auditeur d’aujourd’hui se caractérise comme étant impatient : il n’attend pas la fin d’un morceau pour passer au suivant et se lasse rapidement d’un projet. L’attente entre deux albums est d’environ un an si ce n’est moins, pour justement entretenir ce public difficile à captiver. Les mixtapes font alors office de salle d’attente, quitte à être bien plus négligées que des albums. La surconsommation musicale obstrue l’esprit d’analyse que pouvait avoir les auditeurs il y a quelques années de cela. Il fait une écoute leste et ne revient pas dessus. Pour l’artiste, il en devient presque impossible de produire un album qui marquera les esprits pendant de longues années : 

Leur carrière, leurs classiques, dans deux ans on en reparlera

Booba – La Mort leur va si bien.

Avec cette punchline on a comme un certain avant-goût de l’ère qui nous entoure. La date de péremption d’un projet quel qu’il soit ne se compte plus en années mais en mois, voire en semaine. Le bruit de ce nouvel album va inévitablement être recouvert par la concurrence d’autres projets qui sortent les jours suivants, l’émergence d’un nouveau rappeur ou un nouveau clip qui se retrouvera en top tweet… Il n’y a pas de répit. L’auditeur est donc bien moins attentif à se focaliser sur un seul et même artiste. Le rappeur marseillais SCH appuyait ce propos en 2019 pour une interview Yard : « Aujourd’hui les jeunes prennent un album, l’écoutent et le jettent parce qu’il y a trois albums qui sont sortis du moment qu’il a commencé à l’écouter jusqu’à ce qu’il l’ait fini ». Ni incrimination, ni dénigrement, le constat paraît bien réel, l’audience actuelle est contrainte d’être moins stimulée par un projet. 

Ce choix du roi s’explique aussi par la plateforme d’écoute utilisée, l’auditeur a accès plus facilement aux nouveaux rappeurs, aux tendances, aux nouvelles sorties… Il peut se former seul à moindre coût, (contrairement au prix des albums physiques). La manière d’écoute, elle, a été dépourvue de la volonté de l’artiste puisqu’en tant que consommateurs, nous sommes en position de choisir l’ordre des morceaux. Un album n’est donc plus nécessairement écouté en suivant sa tracklist d’origine. Cette action de libre choix donne une écoute malheureusement moins profonde et attentive. Et renvoie à cette impatience de consommer de nouveaux titres. À cela se rajoute la carte influence des réseaux sociaux. De plus en plus d’auditeurs fondent leur critique sur des avis tirés de Twitter par exemple. Il est entraîné par les premières écoutes regardées par des milliers voire centaines de milliers de personnes. Ce concept appuie sur le phénomène de conscience collective. Il est donc plus contraignant et difficile de forger un avis propre dépourvu des opinions extérieures.

Du côté de l’artiste : L’hyperproductivité au profit du silence 

Les artistes eux-mêmes doivent donc s’adapter à cette nouvelle cible. Cette dernière sera les consommateurs de demain et celle qui remplira leurs salles de concerts. Les grands noms du rap réussissent à garder leur ligne éditoriale sans se dénaturer mais la plupart prennent conscience qu’il est nécessaire de se conformer. Il faut vendre tout en continuant de fidéliser les auditeurs d’hier. Le parti pris de rester silencieux n’est pas réellement valable pour un grand nombre de rappeurs. Ils entretiennent malgré tout cette phase calme en compensant par des featurings. L’accroissement important des collaborations appuie l’effet « d’hyperproductivité » qui se dessine dans le paysage du rap français. Il faut être toujours plus rapide pour satisfaire les besoins des auditeurs. Un bon nombre de collaborations ont été produites à distance dans un laps de temps court avec aucune interaction réelle. Malgré le risque d’un manque de connexion, l’efficacité est souvent à son rendez-vous produisant des succès commerciaux. Pour des têtes d’affiches comme Jul ou Ninho ce phénomène a consolidé leur positionnement et ne sonne pas faux dans la démarche qu’ils ont. L’importance aujourd’hui pour un artiste est d’avoir une identité propre et sincère en adéquation avec sa démarche. Il faut également faire en sorte de réussir à s’adapter aux évolutions commerciales sans tomber dans des textes pauvres et trop ressemblants. 

Comme évoqué plus haut, le format album a revêtit une toute autre couverture et le public accorde bien moins d’importance au physique comparé au streaming. L’aspect collector est dépassé et parait bien trop coûteux face à un abonnement mensuel. Certes, des rappeurs dérogent à cette norme en commercialisant des coffrets édition limitée pour inciter à l’achat mais, cette stratégie ne modifie pas la manière d’écouter un album. On voit toutefois la préservation des albums conceptuels : Laylow, SCH ou encore S. Pri Noir ont basé leur projet sur du storytelling qui divisent le public mais force est de constater que cette initiative s’accorde avec leurs univers. 


On remarque ces derniers mois que les rappeurs installés comme nouveaux doivent être armés pour séduire un public paradoxalement exigeant et volatile. Le positionnement de l’auditeur a été modifié en tant que consommateur pur. Ce virage vient remettre en cause les capacités d’écriture chez les artistes. Produire plus, écrire plus et donc potentiellement épuiser ses ressources d’inspiration plus rapidement. La longévité est entre les mains de l’artiste mais en grande partie entre les mains de son public, fidèle comme novice. La montée des exigences ne doit pas pour autant produire des copies conformes de l’industrie musicale, par crainte du désintérêt causé par la frénésie productive.

One thought on “L’ère de la surconsommation musicale ?
  1. L’influence des plateformes de streaming sur notre mode de consommation musicale – Bac à sable

    […] L’ère de la surconsommation musicale ? […]

    20 décembre 2022

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