Isha, un new-yorkais à Bruxelles
Un 21 Mai 1972, un heureux événement a lieu. La naissance d’un certain Christopher Wallace, qui viendra quelques années plus tard bousculer tout un genre et un art. Ce monsieur n’est autre que la légende new-yorkaise, The Notorious B.I.G, autrement appelé Biggie. Entre Nas et le Wu-Tang Clan, l’avenir de la Côte Est semblait déjà radieux, mais le gamin originaire de Brooklyn allait asseoir encore un peu plus la place de New-York sur le trône du hip-hop. MC technique, précis et efficace, Biggie transmet la saleté de la rue avec une classe et une aisance rarement aperçue. Crooner, à la limite du mafieux, Christopher raconte sa vie dans les allées sombres et salubres d’un New-York rongé par la drogue et le crime d’une manière inédite, digne d’un film de Scorsese. Et si sa vie n’a été que trop courte, son impact, lui, est éternel. Des morceaux planétaires, des diss à en couper le souffle, la carrière de Biggie n’a rien à envier à aucun autre artiste. Il a su faire augmenter sa vie, jusqu’à la fin, et brusquement paraître immortel.
Si le parallèle ne semble pas évident à la première écoute, la comparaison n’en est pas moins ridicule. Si Isha vient de la capitale bruxelloise, son inspiration est souvent tiré du côté est des Etats-Unis. Comme il le conte lui-même dans l’intro de son dernier projet La Vie Augmente, Vol. 3 :
J’ai pris l’flow à Biggie, j’rappe comme un New-Yorkais
Isha – Durag
Comme un vieux film mafieux des années 80 dans un New-York salubre, la mécanique est plutôt simple mais elle prend toujours autant aux tripes. Une atmosphère sombre, l’odeur du bitume humide après le passage d’une pluie chaude, et beaucoup de mégots de cigarettes. 32 ans et une confiance en l’élasticité de son durag infaillible, Isha nous a livré le troisième opus de son biopic audio ce 7 Février dernier. Il fait suite aux deux autres disques qui portent le même nom, La Vie Augmente (LVA).
Même si ce terme semble à première vue optimiste et positif, la réalité des paroles en est toute autre. Depuis le début de cette trilogie Isha est très sombre, tant dans les lyrics que dans les flows. La vie augmente peut sembler n’être qu’un titre, mais c’est surtout une atmosphère et une façon de penser qui est présentée à l’auditeur. Depuis LVA premier du nom, les flows et l’immersion dans la vie d’Isha ne fait, qu’elle aussi, augmenter. Cette capacité à conter des événements de la vie qui peuvent, au premier abord, paraître banals, et surtout personnels et les transformer en sujets collectifs, relève du talent rédactionnel.
Et si le logopède lui aurait certainement appris la différence entre « r » et « s » , la tess reste tout de même sa terre. L’alcool, les bagarres entre potes engendrées par celui-ci à 3h du mat’, les femmes, la famille, la célébrité, ces sujets sont récurrents mais reste tout aussi attachants au fil des disques. Avec Isha les projets se suivent mais ne ressemblent pas et permettent d’entrevoir une évolution, tant humaine que musicale. Les magiciens semble être le titre qui résume au mieux l’évolution de l’écriture du belge. Traitant de l’esclavage et de la colonisation Isha parvient presque à vulgariser ces sujets sous de subtiles métaphores pour laisser transparaître un titre « magique ». Entre routine du boulot, paranoïa et regard noir opaque, le morceau Boulot/Baobab s’inscrit comme un des plus imposants du disque. Tant par le changement de production, minimaliste et répétitive dans un premier temps, pour laisser place à une mélodie sombre et sans espoir. Un morceau en deux faces, laissant transparaître une sorte de thérapie, entre routine du travail et angoisses personnelles.
Un Isha plus mélodieux vient se montrer sur Coco, détaillant les méandres de l’addiction aux drogues mais surtout à celle qu’il personnifie par le prénom « Coco », la cocaïne. Une fille qui esquiverait la police de quelques photos, dont la vie ne serait faite que d’aventures plus belles les unes que les autres, et ferait s’en sortir les potes les plus proches d’Isha. Une sorte de super-héros du mal, qu’on veut voir quand il sauve les plus démunis et dont on ne préfère pas entendre les déboires. Une sorte de Disney, en somme. Sur une production aérienne et presque épique de Sofiane Pamart, le rappeur belge vient conclure ce troisième opus de la plus belle des manières et s’inscrit comme un des plus beaux morceaux de la discographie du natif de Bruxelles. Tout comme le mafieux de la famille Bufalino du bouquin I Heard You Paint Houses de Charles Brandt & Frank Sheeran, Isha repeint des maisons ou « décore les murs » comme il aime le dire, entre sang de la concurrence et textes de rap accrochés au mur. Torturé, angoissé de ne pas vivre le moment présent et de penser toujours à la prochaine victoire, Isha a su faire de cette forme d’auto-thérapie une force et une identité musicale marquée. Mais finalement, est-ce que les plus grands artistes de ce bas monde ne sont-ils pas tous tourmentés par des démons ou des angoisses intérieures?
Si les temps n’ont pas toujours été faciles, le rappeur bruxellois vit aujourd’hui de la musique comme Ennio Morricone, rappe comme Biggie et c’est peut-être le plus beau et « sain » des remèdes pour un artiste tourmentée par des angoisses perpétuelles.