As God Intended, 50 minutes de la vie d’une femme
Connue dans la scène underground new-yorkaise pour son affiliation avec le label T.F.C Music Group dont 38 Spesh est à la tête, Che Noir confirme son talent en s’associant cette fois avec Apollo Brown. Avec ses beats boom bap propres à l’ambiance musicale de la Motor City, le producteur offre à la rappeuse de Buffalo la scène parfaite pour s’exprimer, dans un album intitulé As God Intended.
Long de 50 minutes, le projet rompt avec les précédents de Che Noir qui n’avait sorti jusque là que des formats courts. Mais c’est l’occasion pour elle de mettre à profit son écriture imagée et ses qualités de storytelling dans un ensemble cohérent. Ainsi, elle dévoile une fenêtre immersive sur sa vie de femme noire que l’on découvre sous trois spectres ; dans la dureté des quartiers de sa communauté, dans la société américaine, et dans sa vie intime. As God Intended est comme un album documentaire de la vie des afro-américains dans les ghettos, dans lequel la protagoniste fait tout pour sauver les siens d’une condition sociale imposée.
Result of my aggression, I had to grow up in violence
Che Noir & Apollo Brown, Hustle Don’t Give ft. Black Thought.
Money talks, could turn your life into a moment of silence
I controlled and decided, keep your focus on grindin’
Che Noir connait si bien le quartier qu’elle est capable de le personnifier, et soulève le paradoxe de la relation toxique qu’il entretient avec ceux qui l’aiment car ils n’ont que lui. Elle dresse notamment les “portraits familiaux typiques” du hood ; la mère accroc à la drogue, le grand-frère dealer, le père absent, incarcéré ou décédé, etc… La source de tous ces maux, c’est l’argent. Pour de l’argent, on va en prison, on tue, on meurt. C’est le rêve de richesse des plus pauvres qui rend leur environnement cauchemardesque. De plus, aux Etats-Unis, la course meurtrière au dollar est d’autant plus malaisante qu’on lit In God We Trust imprimé sur le papier vert. Mais Marche Lashawn ne se laisse pas confondre entre sa foi et le bonheur illusoire qu’apporte l’argent. Au contraire, elle lui préfère une valeur plus abstraite mais incessible: la sagesse.
Yo, paper chase the money but never pray for money,
Che Noir & Apollo Brown, Money Orientated.
only pray for wisdom ‘cause nobody can take that from you
Pour survivre, et surtout pour en sortir avec sa famille, Che Noir ne voit d’autre solution que de grind jusqu’au succès, quitte à mourir en essayant (“so I gotta try climbin’ ’cause I’d rather die tryin’”). Grandir dans la misère ne l’a pas affaiblie, mais lui a donné la force de se battre pour tenter de changer sa réalité en forçant sa détermination. On retrouve dans ses textes une volonté d’éduquer ceux qui vivent le même quotidien qu’elle face aux causes qui les conditionnent, en dénonçant notamment le racisme systémique subi par les gens de couleur. Si la société les a abandonnés, Che utilise la portée que peut avoir sa voix pour motiver et inspirer la communauté noire à s’entraider et à compter sur leur propre développement pour s’élever.
Elle se permet d’ailleurs une critique de ses confrères rappeurs, symboles de la réussite noire, et de leur mode égoïste de consommation ostentatoire qui selon elle dessert la communauté lorsqu’ils pourraient essayer de la pousser vers l’avant en investissant leur argent dans celle-ci. La rappeuse a à cœur de jouer un rôle pour le hood, et on retrouve même dans l’album des extraits de discours d’acteurs politiques noirs qui l’inspirent, à l’instar de James Baldwin, Rihanna, Dr. Umar Johnson… Tout le long du projet, Che Noir rappe l’aliénation des Noirs dans la société et la difficulté pour eux de s’affranchir de l’inégalité institutionnalisée. Les blessures du passé ségrégationniste n’ont jamais été soignées, et leurs stigmates négligés par la justice n’ont pas cessé de saigner. Sorti le 10 juillet dernier, l’album fait par ailleurs écho aux manifestations citoyennes de 2020 contre les violences policières, à la suite de l’assassinat barbare de George Floyd par les forces de l’ordre étatsuniennes.
The land of the free unless you black or you served in a cage
Che Noir & Apollo Brown, Freedom.
For my niggas behind the wall tryna learn or betray
You get free and they make it hard just to earn up a wage
You either return to the cage or get murdered in graves
That’s the power, how racist judges could turn us to slaves
Mais à côté du combat social et revendicateur, Che Noir laisse aussi la place dans l’album à ses complexes, émotions et vulnérabilités sentimentales. Elle y parle d’amour, de sexe, et de relations détruites par la violence de la rue. Une mise à nue touchante de sincérité et précieuse dans un game du rap laissant moins la place à des femmes de s’exprimer sur des sujets aussi sensibles. Un thème récurrent est d’ailleurs l’absence du père, trauma d’enfance qui perdure jusqu’à l’âge adulte et qui perturbe aussi sa vie amoureuse. En effet, elle ne peut s’empêcher la crainte de voir les hommes qu’elle fréquente répéter le schéma trop connu dans son paysage, qui finit par les voir abandonner une famille pour les dangers de la rue ou la fatalité de la prison.
Look, the older I get, the more I find it harder to date
Che Noir & Apollo Brown, Daddy’s Girl.
As I deal with men and make ’em suffer for my father’s mistakes
It’s hard to explain the pain that it caused at my age
Knowing your pops ain’t coming home and watch your mama go slave, for minimum wage
L’ambiance soulful et nostalgique d’Apollo Brown donne à la emcee l’espace qu’il lui faut pour mettre en valeur son style et ses paroles, hérités des rappeurs des années 90 l’ayant bercé. Ce sont eux qui ont en partie éduqué Che, et l’album est parsemé de références plus ou moins explicites à ses héros. Malgré les années qui les séparent, la jeune femme se reconnaît dans l’environnement décrit par ses idoles Nas, Jay-Z, le Wu-Tang, Lil’ Kim… Ils semblent même avoir fait office de figure paternelle par défaut, et en extrapolant légèrement, on pourrait penser que sa maturité étonnante vient des vies qu’elle a vécues à travers leur musique.
As God Intended est une sorte de gospel moderne rappé par une femme au regard lucide sur l’aliénation des Noirs aux Etats-Unis. La grande sagesse dont elle puise sa force impressionne pour son jeune âge (née en 1994) n’est que le témoin d’une vie passée à grandir trop vite dans une ville ou on en voit trop, trop tôt. Cet album, bien qu’inscrit dans l’univers de l’underground new-yorkais et refusant tout code mainstream, a tout pour devenir un classique et pour animer des générations d’Afro-Américains à briser les cloisons dictées par une société qui ne peut plus les ignorer. Consciente sans jamais être ennuyante ou bêtement moralisatrice, Che Noir nous montre ce qu’il y a de plus beau ; le combat incessant d’une femme noire dans un pays socialement défaillant dicté par l’homme blanc.
They use our face as a token and show blacks get support
Che Noir & Apollo Brown, Live by the Code
We play dumb but we know what it’s actually for
But in order to beat the system, you gon’ have to conform
Be a wolf in sheep clothes, The Spook Who Sat by the Door