0
Au nom du Père, Prodigy

Au nom du Père, Prodigy

Le 23 décembre dernier, le new-yorkais Flee Lord livrait In the Name of Prodigy, son douzième projet de 2020. Une belle manière pour le rappeur à la mentalité stakhanoviste de clore une année prolifique qui l’a vu faire le braquage d’une place de choix dans la scène underground de la Grosse Pomme, en la bombardant d’EPs et de collaborations. 

Sleep for the rich, I don’t rest till I eat, 
I could drop every week, Lord, I don’t miss a beat

Flee Lord – All for the GOAT (ft. Conway the Machine). 

Pour signer la fin de son marathon 2020, Flee marque une grosse rupture avec ses précédents projets en sortant un EP dédié à la mémoire de son mentor et ami, feu Prodigy. C’est bien le regretté membre de Mobb Deep qui apparaît auréolé et représenté en Messie sur la cover, drapé d’une contrefaçon hood de la Sainte Tunique, un Sacré-Cœur au niveau du buste, la main droite levée en signe de bénédiction et la gauche tenant un glock dépassant de la manche de sa robe. Ce Prodigy à l’iconographie religieuse fait sens avec les références christiques déjà très présentes dans l’univers de Flee Lord, qui ressortent dans ses textes comme dans ses précédentes pochettes. Mais c’est aussi une manière pour l’artiste de rendre hommage au rappeur légendaire de qui il était proche, et qui fut pour lui comme un guide spirituel. Cette loyauté dont fait preuve le rappeur de Far Rockaway (quartier du Queens à NYC) est inhérente à son ADN et c’est une valeur qu’on retrouve jusqu’à dans son nom de rappeur, LORD signifiant Loyalty OR Death

Pour donner encore plus de force à la symbolique du projet, In the Name of Prodigy est entièrement produit par Havoc, l’autre moitié de Mobb Deep. Il imprègne le dix titres d’une couleur inquiétante et brumeuse, reconstituant cette atmosphère crade et sombre de New York qu’on connaissait dans The Infamous (1995) ou Hell on Earth (1996). Flee Lord, biberonné au son new-yorkais et à la musique de Mobb Deep, se marie parfaitement à cette ambiance à laquelle il apporte son flow hargneux, sa voix éraillée et ses propos de hustler mégalo. Hav’ et Flee collaborent ici comme un frère et un fils, se réunissant afin de commémorer leur défunt parent. 

So me and Hav’ kicked it and was like yo, we gotta get to it… and it’s only right that we named it In the Name of Prodigy… we gon send you up proper woe! I promise imma carry the torch!

Flee Lord – In the Name of P Intro. 

Dans l’intro (In the Name of P Intro), Flee Lord parle sur l’instru de sa démarche et de la mission dont il s’investit afin de perpétuer l’héritage légué par Prodigy. Sa rage naturelle, décuplée par l’émotion qu’il a à rendre honneur à Albert Johnson, donne au projet une dimension beaucoup plus profonde et solennelle que dans ses précédentes œuvres. Ainsi, conclure une année aussi productive par un EP baptisé “Au Nom de Prodigy” semble être une façon pour Flee de le remercier de ce qu’il lui a transmis et qui lui a permis entre autres d’achever ce labeur herculéen de douze travaux en une année. Comme si humblement, plutôt que de mettre sa propre personne au centre de ses accomplissements et de son succès, il signait 2020 d’une cérémonie spécialement dédiée à celui qui lui a permis de se réaliser en tant que rappeur et qu’individu. Pour ce faire, épaulé de Havoc à la composition, Flee Lord organise une messe 100% new-yorkaise en y conviant une partie de ce qui se fait de mieux dans l’état, de cracheurs de feu légendaires et établis comme Busta Rhymes, Conway the Machine ou encore Raekwon, à des rappeurs encore très underground tels que Ransom, Eto ou Billy V. On a même droit à une piste se démarquant de l’album par sa mélodie entraînante et chaloupée ponctuée d’une voix féminine, celle de Santana Fox, fille biologique de Prodigy. Au fils spirituel (Flee) et au frère de parcours (Havoc) s’ajoute donc la fille de sang ; la famille est au premier rang. 

Le répertoire de In the Name of Prodigy est familier aux amateurs du rap hardcore et crado de la scène new-yorkaise des années 90, style de rap qui paraît revenir à la mode ces derniers temps avec la popularité grandissante que rencontre Griselda (label de Buffalo fondé par Westside Gunn, comprenant entre autres Conway the Machine et Benny the Butcher), groupe autour duquel Flee gravite. Au menu donc, des rimes sales et menaçantes envers ses ennemis, listés avec tendresse dans All for the Goat ft. Conway the Machine ; “Fuck a rat, fuck a cop, fuck a ho, fuck a opp”. Dans la plus pure tradition du gangsta rap, Flee Lord parle des jaloux de son succès et des diverses manières dont il se débarrasse de ces parasites. La violence et la reconstitution d’un milieu dans lequel il faut se montrer le plus méchant pour survivre sont des sujets omniprésents, et la redondance thématique s’accepte grâce au charisme et à la qualité d’écriture du rappeur. 

Walking where you’re scared to stand, 
Talking with my flare in hand, 
Hide your body inside the coffin, 
Of your favorite man. 

Flee Lord – 1 A.M. Music. 

Fleeigo Delgado, opérant maintenant dans le quartier de Lower East Side à Manhattan, n’en oublie pas moins son quartier originel du fin fond du Queens, auquel il revient souvent. Venir de là où les gens ont faim et portent le teint de la misère (“my people are all hungry, plus we dusty and we ashy”) et connaître maintenant un succès relatif dans le rap underground est une source de fierté, son hustle et sa détermination l’ayant fait émerger des projects (public housing) dont l’ascenseur social est habituellement en panne. 

S’il emprunte beaucoup à l’imagerie de la religion, la moralité ambiguë de Flee Lord semble coincée entre valeurs chrétiennes et vie de hustler sans foi ni loi. Mélange paradoxal certes, mais qui trouve parfaitement sa cohérence dans son environnement, et donc dans sa réalité. Une réalité dans laquelle l’enfer se situe sur Terre et non dans l’au-delà, tout comme le rappelait Mobb Deep avec l’album Hell on Earth (1996) et son morceau éponyme. Dans Bound to Take Losses, la dernière piste, Havoc et Flee évoquent la dureté de la vie qu’ils mènent, à essayer d’atteindre des sommets sans succomber à la tentation de vendre leur âme pour réussir, et voyant autour d’eux des proches les quitter trop tôt. C’est le châtiment quotidien auquel ils sont condamnés dans le monde des mortels. L’avenir est sombre et il faut constamment se préparer à l’affronter, tout en gardant l’espoir d’un futur meilleur, qui s’obtiendrait peut-être à force de travail et de sacrifices (“prepare for the worst, but hope for the best”). Si l’enfer est sur terre, pourquoi le paradis ne s’y trouverait pas ? 

No, I wouldn’t change shit if I could bring back time, 
All the fuckery and shootouts and I’m still alive/I’m lying, 
I’d bring back P and Killa B, 
Forever in my memory as I remember we.

Havoc, Bound to Take Losses. 

Comme il nous l’avait prouvé dans ses précédentes tape collaboratives (avec Eto, 38 Spesh, Chase Fetti…), Flee n’est pas frileux au partage des prods, et sur les 10 morceaux du projet (sans compter l’intro), il ne s’accorde qu’une seule piste solo dans 1 A.M. Music. On peut aussi interpréter cela comme un nouveau témoignage que son but dans In the Name of Prodigy n’est pas d’attirer la lumière à lui, mais de communier avec des apôtres de l’underground new-yorkais, en célébration d’Albert Johnson. Qu’il repose en paix, le domaine qu’il a laissé est entre de bonnes mains. 

This music gives me jungle vibes, all my senses come alive
When they hear the king is coming, all the princes run and hide 

Flee Lord, 1 A.M Music.