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Feu, la rançon du succès

Feu, la rançon du succès

Le début de la décennie 2010 est marqué par l’émergence de jeunes artistes dont la technique et l’impertinence ont marqué les esprits. Membres ou proches de l’Entourage, nombre d’artistes ont gravité autour de ce collectif. Prônant initialement un retour au son des années 90, tous ont évolué au fil des années pour s’éloigner de ce schéma. Différente de celle de la Booska Tape, une nouvelle école est propulsée par les Rap Contenders et les réseaux sociaux. Nekfeu en est alors la tête de proue et celui qui a le mieux réussi à sortir de ce microcosme. Après de nombreux projets au sein de divers groupes et collectifs, il sort son premier album solo en 2015. Retour sur Feu, consécration d’un artiste qui divise et d’une scène qui n’a jamais fait l’unanimité.

Si cette chronique avait été rédigée quelques années auparavant, elle n’aurait été qu’un éloge du 1er album solo de Nekfeu. Aujourd’hui, avec le recul nécessaire, il convient de lui admettre certains points faibles qui peuvent parfois rendre l’écoute moins appréciable, il est donc important d’en parler et de les intégrer. En effet, cet album est une madeleine de Proust pour une bonne partie de la génération née à la fin des années 90. Il leur rappelle les années lycées et pour les enfants du début du siècle, celles du collège. Il est clair, qu’au moment de la sortie, c’est l’événement pour les auditeurs les plus fidèles de l’artiste et de ses nombreux groupes. Le 8 juin 2015 devient la date tant attendue de la sortie du 1er album de la figure montante du rap français.

C’est aussi la pierre angulaire de la carrière de Nekfeu pour qui il y a un avant et un après Feu, très net, sur le plan artistique tant que médiatique. Détesté par les uns, adulé par d’autres, le premier grand succès de l’artiste parisien a longtemps divisé avant que chacun ne finisse par reconnaître que ce n’est ni un album parfait, ni une œuvre ignoble.

Si l’on se penche d’abord sur les extraits faisant la promotion du projet : Égérie, suivi de On verra et de Nique les Clones part. II. Ces trois titres représentent chacun un aspect différent du projet mais ne résument pas à eux seuls ce que l’on va découvrir à l’écoute. En revanche, stratégiquement, On verra est un titre dédié au grand public et sa sortie a permis de faire la promotion de Feu au-delà des auditeurs de rap. Avec Egérie, il explore des sonorités auxquelles il n’avait pas habitué le public et cela lui a sûrement permis d’attirer la curiosité de certains. Quant à Nique les Clones part. II fait partie de son set de fan service, un flow rapide, une « critique de la société » et une référence à l’un de ses premiers titres solos, cela lui permet de signifier qu’il n’oublie pas ses fans “de la première heure”.

Malgré ces tendances qui peuvent sembler dominante, car c’est ce que l’on retient de l’album, même des années après, Feu renferme quelques titres à l’aura, plus mélancolique, plus profonde, que l’on (re)découvre au fil de l’écoute. C’est un album qui ne laisse pas de place à l’ennui, Nekfeu a su faire varier les émotions et les ambiances. L’introduction, Martin Eden, nous attrape rapidement, elle est extrêmement efficace et regorge d’énergie mais cet effet est de suite stoppé par l’enchaînement Mon âme/Le Horla avant de reprendre avec Nique les Clones part. II et ainsi de suite. Cet effet montagne russe est très réussi sur Feu, il est difficile d’établir un sentiment constant, les émotions sont changeantes et presque incontrôlables. C’est un projet plein de vie, avec des titres feel good, des moments pleins d’énergies, d’autres plus tristes et cette façon de retranscrire le temps qui passe. Impossible de s’attarder sur un sentiment, sur un moment, que quelque chose de nouveau arrive et bouscule le ressenti précédent.

Cet effet inattendu à la première écoute capte toujours l’auditeur au fil des années et c’est aussi ce qui fait le charme du projet. Il est malheureusement atténué par certains titres dont la qualité dénote, notamment parmi le grand nombre de collaborations. Au moment de la sortie, cela dérangeait moins que quelques années plus tard car certains titres ont assez mal vieilli, à l’image de Jeux d’ombres ou La moue des morts.

On ressent que Nekfeu change de créneau, il ne fait plus dans le recyclage du « rap Old School », on le retrouve assez loin de ses performances sur les précédents projets de groupe que ce soit aux côtés du S-crew ou de 1995. Il évolue avec son temps, quitte à parfois s’inspirer (un peu trop) du rap US et de Drake ou de Wiz Khalifa notamment. Il a toujours un fort attachement à la vision qu’il a du rap et de ce qui l’entoure mais il n’hésite pas à s’ouvrir et à tenter des choses. Aujourd’hui, on peut facilement affirmer que le mouvement est réussi car le projet est disque de Diamant en 2017 et a encore, en 2020, vendu plus de 60 000 exemplaires. Mais lorsque cela sort en 2015, c’est une prise de risque, d’autant plus que c’est une première en solo et que son comparse Sneazzy sort d’un énorme échec commercial avec Super. Nekfeu est plus bankable mais aussi bien plus attendu. 

Malgré une ouverture musicale, son attachement à la technique reste présent, et parfois un peu trop. Tout au long de sa carrière, sa volonté de créer des multi syllabiques tirées par les cheveux, sans forcément de fond derrière, lui a été reprochée. Mais c’est aussi sa marque de fabrique, quelque chose qu’il maîtrise très bien et ne lui fait pas vraiment défaut. De plus, la démarche peut encore paraître innocente en 2015.

J’suis entouré de zonards sur le sonar
Mais c’est trop tard quand les ennuis sont là
Les accusés sont sur l’banc et transpirent comme au sauna
Les mères pleurent comme Solaar

Nekfeu – Tempête

Maintenant, il faut dire que tout n’est pas aussi parfait que cela pouvait sembler l’être à une époque où la vie était plus douce. Feu nous ramène souvent à un passé agréable et l’écouter peut procurer à certains un état de nostalgie positive. C’est aussi l’intérêt de la musique, vivre avec elle, grandir à ses côtés et qu’elle nous permettent de nous replonger dans des moments de vie passés. Mais objectivement c’est un album trop lisse que ce soit dans le propos ou dans la forme. Certains titres sont joyeux et ensoleillés et cela leur suffit, mais pour des titres comme Le Horla, Rêve d’avoir des rêves ou bien Être humain, on sent la volonté d’apporter quelque chose de profond, de plus sombre, une sorte de réflexion sur la vie mais cela semble forcé et souvent tiré par les cheveux. L’exercice est plutôt mal réussi et pour preuves ce ne sont pas ces titres qui ont forgé le succès de Nekfeu. Les nombreuses références, littéraires, musicales ou cinématographiques, rattrapent ce manquement et donnent un léger intérêt aux propos généraux. Le titre Mal Aimé sur la réédition est bien plus efficace dans ce registre par exemple.

De profondeur, son propos en sera rempli sur Cyborg, c’est un aspect qu’il a très bien su gérer par la suite est c’est peut-être la raison pour laquelle cette critique apparaît, car au moment de la sortie cela n’avait pas été spécialement remarqué et le Nekfeu que l’on connaissait n’était peut-être pas capable de mieux en 2015. Mais aujourd’hui cela sonne parfois creux et l’on préfère retenir les ambiances qui ont été installées sur Feu plutôt que le fond de manière générale.

A cela, la réédition apporte beaucoup de fraîcheur et des titres comme Plume et Pars avec moi sont très réussis. De même s’il faut retenir ne serait-ce qu’un couplet sur cette réédition, c’est bien celui d’Alpha Wann sur Deux-Trois :

Cette terre a fait de nous des hustlers
Maladie héréditaire, j’peux compter que sur un seul œil
J’aimerais comprendre le ciel mais il y a le soleil qui masque
J’suis un hustler, j’ai un seul œil qui marche (ouais)

Nekfeu feat. 1995 – Deux-trois

Globalement, Feu est un excellent souvenir d’été que l’on peut revivre à chaque écoute mais si l’on creuse un peu plus, il est difficile de ne pas le comparer avec ses projets et apparitions postérieures et donc il est plus difficile d’apprécier l’œuvre dans son entièreté aujourd’hui que cela pouvait l’être en 2015. Feu est aussi un projet charnière pour l’artiste qui suite à cela proposera un son relativement différent et mieux maîtrisé. Il changera aussi totalement sa façon d’être vis-à-vis des médias, des réseaux et aussi des fans. Il passe de l’un des rappeurs dont on ne peut pas rater l’interview à celui qui les fuit, jusqu’à supprimer sa chaine Youtube. Nekfeu semble s’être recentré sur lui-même et sur sa musique, le succès que Feu lui a apporté l’a peut-être dégoûté de certains aspects du milieu et notamment de sa propre fanbase. Feu semble avoir été construit pour avoir du succès mais Nekfeu l’a rejeté aussitôt, c’est aussi le paradoxe de cet opus qui a projeté l’artiste sous les feux des projecteurs alors qu’il n’en demandait pas tant. Cette exposition a aussi sûrement augmenté le nombre de critiques. Cet album cristallise la polarisation des avis autour de l’artiste alors que le projet est relativement lisse. Comparativement à ce qui existait, il n’y a pas de grandes innovations ou même quoique ce soit d’expérimental. Simplement, c’est le personnage et le public de Nekfeu plutôt que sa musique qui divisent et c’est peut-être aussi la raison des récentes phases de l’artiste sur ses fans : 

Génération de ienclis j’ai créé du coup je vais devoir les éteindre.

Nekfeu – Ken Kaneki

Finalement, Feu marque ainsi le début d’une des carrières solo les plus réussies du 21ème siècle, Nekfeu est l’un des plus gros vendeurs d’albums de la scène française et a su par la suite rediriger sa musique vers quelque chose de plus profond, de plus sincère et de meilleure qualité.