0
Le Mumble : un sous-rap ?

Le Mumble : un sous-rap ?

Dans une interview à Hot 97 en 2016, le rappeur Wiz Khalifa désigne la nouvelle vague composée de Lil Uzi Vert, Future, Young Thug, Lil Yachty, etc… comme les “mumble rappeurs”. Il baptise alors un nouveau mouvement esthétique qui émerge dans le rap américain depuis déjà quelques années. Si Khalifa n’emploie pas le terme de manière explicitement péjorative, il explique tout de même que ce nom indique qu’ils “ne veulent pas rapper”. Il répondait ainsi à l’host de l’émission qui évoquait le refus de Lil Uzi Vert de rapper sur une instru de Dj Premier, producteur ayant bossé avec les grands noms de la scène New-Yorkaise des années 90, en expliquant que ni lui ni son public n’aimait ce type de rap.Pour Eminem ou Ice Cube, ce refus de marcher dans les pas des anciens est un motif de rejet viscéral. Leur grief principal concerne la tendance de ces rappeurs à “marmonner” (to mumble) leurs textes, et donc à ne pas être compréhensibles, là où l’essence du rap est, à leurs yeux, l’artisanat des mots. Le mumble rap n’est ainsi pas tant un style qu’une manière d’évoquer un groupe de nouveaux artistes aux pratiques différentes et considérées inférieures. Ces critiques rappellent celles émises contre l’autotune, outil souvent vu comme béquille pour les mauvais chanteurs et non comme un instrument à part entière.

Cela est d’autant plus étrange que la majorité des rappeurs incriminés sont relativement aisés à comprendre. La critique ne se porte ainsi pas sur la réalité de leur pratique, mais plutôt sur une idée que se font les O.G de ce nouveau courant. De fait, s’ils sont plus difficiles à comprendre à la première écoute, c’est plutôt dû aux effets de plus en plus marqués sur les voix (autotune poussé à fond, doublage voir triplage de la voix lead, multiplication des ad-libs venant s’enchevêtrer avec le texte) et aux flows plus marqués, plutôt qu’un manque d’articulation de leur part. A l’écoute, il semble plutôt que le focus artistique de ces jeunes rappeurs ai dévié d’une attention portée au texte et à la richesse des rimes, vers une plus grande expressivité vocale et la recherche d’un mood plus que d’un texte ciselé. 

L’acte de naissance du style serait le morceau “Tony Montana” de Future, sorti en 2012. Dans une vidéo du média Complex, l’artiste explique avoir été si défoncé pendant l’enregistrement du son qu’il n’arrivait plus à ouvrir complètement la bouche. En résulte ce refrain inintelligible, ou Future lui-même bafouille les mots, mais qui fonctionne et engendre un titre marquant et ambianceur. D’ailleurs, l’artiste remarque que cette difficile intelligibilité du refrain amène le public à combler le vide en inventant des paroles similaires, créant un titre dans lequel l’auditeur s’investit d’autant plus qu’une partie de l’interprétation est laissée à sa discrétion. A partir de ce titre séminal, on peut dégager trois axes qui pourraient définir le style du “mumble rap” : Un univers street partagé entre la recherche du plaisir sous toutes ses formes (sexe, drogue, richesse) et la détresse des redescentes, une emphase sur l’interprétation, le rythme et la sonorité des mots plutôt que sur leur combinaison virtuose ou technique, et une tendance à mâcher les mots ou en changer des syllabes pour qu’ils se marient mieux entre eux. 

Le mumble rap se caractérise ainsi d’abord par une homogénéité de l’univers dépeint, entre dureté de la “street” et recherche du plaisir permanent. Le style cherche en effet à retranscrire l’effet que produit la prise de drogue sur ses consommateurs. En tête de proue on trouve bien sûr la lean, drogue provenant de Houston et rendue célèbre par les compilations de DJ Screw offrant des titres rap “chopped & screwed” faits pour être écoutés sous l’emprise du liquide violet. Les thèmes abordés par les mumble rappeurs tournent quasi exclusivement autour de la défonce et de sa redescente, souvent violente. Lil Uzi Vert ou Lucki, par exemple, n’ont de cesse de rapper la détresse qu’ils combattent grâce au “Xanny”, désespoir qui revient inlassablement à la charge dès que l’effet des pills s’estompe.

Cet état léthargique et désespéré se traduit en musique par des rappeurs n’ayant pas peur du chant et de la répétition ad nauseam d’une même phase. Juice World (RIP), Trippie Red ou encore Lil Uzi Vert sont ainsi reconnus pour leurs refrains entêtants et la puissance de leur interprétation. Quand à la répétition, c’est sans conteste Playboi Carti qui remporte la palme, lui dont la majorité des titres reposent sur une poignée de phases répétées tout au long des morceaux tel que “Woke up to niggas talkin’ like me, talk” ou encore “In New York I Milly Rock, Hide it in my sock”. Ces particularités s’accompagnent d’onomatopées quasi constantes (par exemple, “it’s lit !” ou “skrrrrrt”), passage obligé du mumble rappeur qui se doit d’avoir son gimmick iconique. Enfin, et c’est là l’aspect le plus singulier de ce style et le centre des critiques qu’il essuie, c’est la propension des artistes à mâcher leurs mots, ne pas prononcer certaines syllabes de fin ou carrément les changer pour en fluidifier la prononciation. La pratique du mumble absolue, c’est-à-dire réellement incompréhensible, est pourtant l’apanage d’assez peu de rappeurs, la plupart se contentant de manquer d’articulation comme n’importe quel adolescent moyen. La figure incontournable de ce mumble radical est sans doute Playboi Carti et ses millions de streams et de vues. Pain 1993 (en feat avec Drake) et son dernier titre, @Meh., en plus d’être des succès populaires, sont aussi de vraies propositions artistiques originales. Les auditeurs cherchent ainsi encore à décrypter le refrain de @Meh., et la “baby voice” de l’artiste rend les choses d’autant plus compliqué que l’aboutissement de ce challenge, quand il est relevé, n’apporte pas d’épiphanie particulière. Chez Carti, le sens s’efface derrière le rythme. 

Dans une thèse publiée par l’Université de Californie, Ashley Drew utilise l’exemple de XO TOUR Llif3 de Lil Uzi Vert pour montrer concrètement ce que font les mumble rappeurs. Pour les deux premiers vers, “Phantom that’s all red” et “Inside all white”, il montre que l’artiste les prononcent “fentum dats aw red” et “enside aw white”. On voit ainsi que l’artiste n’hésite pas à changer phonétiquement certaines syllabes et à prononcer les mots en accentuant la fluidité entre eux et entre les phases : cela s’appelle la réduction phonétique, et c’est une pratique répandu puisqu’on estime que dans une conversation en anglais, 60% des mots peuvent êtres réduits ou compressés. L’artiste joue donc avec les mots au service de sa musique. L’auteur pointe également le fait que ces réductions phonétiques sont à rapprocher de l’Anglais Vernaculaire Afro-Américain (AVAA), l’anglais parlé par les afro-américains. Il remarque que ce que fait dans sa chanson Lil Uzi Vert n’est pas si différent de la manière dont parle les afro-américains au jour le jour, et correspond plutôt à un langage plus naturel et moins policé. 

Cette forme de langage a souvent été stigmatisée par les personnes parlant un anglais plus traditionnel, le MAE, qui est celui parlé par les classes plus aisées mais aussi dans les villes. Or, il ne faut pas oublier que l’émergence du mumble rap est indissociable de celui de la trap, elle-même naissance dans ce qu’on appelle le “Dirty South” américain. Le “Dirty South” correspond au sud des Etats-Unis, ces états plus chauds, humides et campagnards que sont la Floride, le Texas, le Tennessee, la Louisiane ou encore la Géorgie. Des villes comme Atlanta ou Houston ont été les berceaux de ce renouveau du Hip-hop, avec des rythmes plus syncopés et des paroles plus simples, le tout agrémenté de flows plus exotiques et de voix aux forts accents aux textes imprégnés d’argot du Sud. Ce parler “Dirty South” fut dès le départ objet de moquerie de la part des autres rappeurs, et notamment ceux de New York qui pratiquaient un rap plus intellectuel et porté sur la technique*. On remarque ainsi que se transmet dans la musique les stigmatisations que rencontrent les individus déjà minorisés par leurs conditions de vie spatiales et culturelles.


Le langage est un champ de bataille, et celui qui impose le sien comme la norme créé dans son sillage celui des sans-voix. Quand les anciens critiquent les nouveaux rappeurs parce qu’ils ne rappent ou ne parlent plus comme eux, ils oublient d’où ils viennent et utilisent contre leurs confrères les arguments qu’ils ont eux-même dû affronter au cours de leurs carrières. Le rap lui-même est pratiqué traditionnellement comme une déviation du langage du côté de l’excès, un flux de mots intriqués en des schémas de rimes complexes, comme si la réalité de la vie de ses pratiquants nécessitait une description minutieuse et virtuose pour se faire comprendre, à l’image peut-être de ces concours d’éloquence organisés pour faire briller le jeune de banlieue. Les mumble rappeurs seraient plutôt du côté opposé, celui de la simplicité et de l’intentionnalité, moins à cheval sur les mots pour remettre sur le devant de la scène l’interprétation et la mélodicité de la musique, une manière peut-être d’acter la défaite du langage, ou son insuffisance. Il y a donc une évolution de la forme, mais pas de fond : le vécu de ces rappeurs trouve toujours dans cette forme d’expression une caisse de résonance à leurs espoirs et mal êtres, incarnant plus que jamais cette voix des opprimés ne pouvant plus être tue.

*(Pour plus d’information sur ce Dirty South, nous recommandons le livre “Dirty South: OutKast, Lil Wayne, Soulja Boy, and the Southern Rappers Who Reinvented Hip-Hop” de Ben Westhoff sur le sujet, ou encore la série Hip-Hop Evolution de Sam Dunn, Scot McFadyen et Darby Wheeler (disponible sur Netflix) dont certains épisodes traitent de cette thématique)