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Retour sur l’affaire de la K7 raciste d’Eminem

Retour sur l’affaire de la K7 raciste d’Eminem

En 2003, une source anonyme fournit au célèbre magazine The Source une cassette de vieux freestyles d’Eminem contenant des paroles racistes et désobligeantes envers les femmes noires. Ayant réussi à obtenir des informations exclusives, les responsables de la revue s’empressent d’organiser une conférence de presse durant laquelle ils diffusent les deux freestyles problématiques.

Sur le premier, on pouvait entendre :

“Laisse-moi te donner un conseil / Ne sors pas avec une noire, si tu le fais une fois, tu ne le feras pas deux / Tu ne le referas pas parce qu’elle t’aura pris toute ta thune / Et ça c’est vraiment chaud… J’vais aller droit au but / Les filles noires sont des salopes/ Les filles noires et les filles blanches ne sont pas pareilles/ Parce que les noires sont stupides et les blanches sont adorables…”

Des phrases que lui et son équipe se sont empressés de justifier en invoquant son jeune âge :

Eminem : “C’est quelque chose que j’ai fait sous le coup de la colère, de la stupidité et de la frustration quand j’étais adolescent. Je venais de rompre avec ma petite amie, qui était Afro-Américaine, et j’ai réagi comme le gamin stupide et en colère que j’étais. J’espère que les gens le prendront pour la bêtise qu’elle était, et non pour ce que quelqu’un essaie d’en faire aujourd’hui.”

D’après The Source, Eminem prononce le n-word sur le deuxième track, fait démenti par le rappeur et son entourage. Frustration et déception pour le public noir de l’artiste qui ne le reconnait plus. On a pourtant l’habitude d’entendre qu’Eminem est un rappeur qui vient d’un quartier noir et côtoyant des Afro-Américains depuis toujours. On cite souvent Detroit, ville majoritairement noire, et D12 son collectif où il était le seul blanc, comme principaux exemples, mais qu’en est-il réellement ?

S’il a bel et bien côtoyé la culture afro-américaine, ça n’a pas toujours été le cas. A l’âge où l’auteur de Stan écrit ces freestyles, il est au lycée Lincoln Junior High à Warren, dans la banlieue majoritairement blanche de Détroit. Il forme à cette même période son premier groupe : Soul Intent. Actif de 1988 à 1992 et composé exclusivement de rappeurs blancs avec lesquels, d’après Chaos Kidd membre du groupe, ils enregistrent les Racist Rap Hour. Des freestyles racistes et dégradants. Pour eux c’est de l’humour, ils jouent la provoc’. Symptomatique d’une jeunesse issue d’une ville blanche où prédomine un racisme banalisé.

Une tension règne à la lisière entre Warren et Detroit, une route marque la frontière sociale et raciale qui divise l’agglomération de Détroit entre la ville noire et ses banlieues nord blanches, une route du nom de 8 Mile Road qui doit vous être familière. Toujours selon Kidd, Eminem a commencé à travailler avec des artistes noirs à partir de 1995. Marshall ne répondra qu’à une seule occasion, sur Yellow Brick Road issu de l’album Encore. Dans ce morceau, il s’excuse par rapport à ses propos et dira qu’à Warren, il a lui aussi subi du “racisme” de la part d’Afro-Américains.

Soul Intent anciennement Bassmint Production

Si Eminem clame qu’il a écrit ça “sous l’effet de la colère”, il invoque aussi le passif entre lui et The Source et voit en cette initiative une manière déloyale de se venger, alors qu’en est-il ?

Si Eminem est la coqueluche du magazine avant 2000, apparaissant parmi les Unsigned Hype en 98, ainsi que sur la cover d’une des revues mythiques quelques mois après, leur relation va rapidement se dégrader. En effet Benzino, ex-copropriétaire de The Source et rappeur sur son temps libre – va rabaisser Eminem sur plusieurs sons, particulièrement sur Pull Your Skirt Up. Morceau le rabaissant lui et sa street cred. Il a également abusé de son poste de codirecteur pour glisser des posters caricaturant le rappeur dans des exemplaires de la revue. Marshall répondra en évoquant le manque d’impartialité quant aux notes attribuées aux albums par le magazine.

The Source – Edition de Février 2004

Car, chez The Source chaque album est noté entre 0 et 5 micros, ces notes sont regardées de près par les gens de l’industrie et influencent l’avis de beaucoup de lecteurs. Par exemple, on peut voir que l’album du groupe Made Men de Benzino est noté 4.5 micros sur 5 par le magazine, une note réservée aux plus grands classiques de l’histoire du rap comme The Chronic, Ready To Die, The Infamous ou encore Only Built 4 Cuban Linx. Benzino reconnaît qu’il a exercé des pressions sur sa rédaction et que son album méritait au mieux 3 micros et demi. L’affaire qui nous intéresse éclate au milieu du clash entre les deux hommes et de ce fait Eminem accuse un coup à la ceinture à juste titre.

On peut s’interroger sur l’authenticité de la démarche, sachant que l’ancien gestionnaire du magazine remet cette histoire sur le tapis à chaque prise de parole jusqu’à vouloir récemment régler cette affaire autour… d’un combat de boxe. Selon David Mays, le cofondateur de The Source, tout cela partait d’une bonne intention jusqu’à ce que Benzino le prenne personnellement, il dit regretter la manière dont cela s’est déroulé.

Poster de la mixtape de Benzino distribué dans certains magazines durant l’année 2003

Ça n’en reste pas moins un pari risqué pour le mensuel qui se place ainsi en adversaire d’Interscope, la puissante maison de disques d’Eminem et de 50 Cent qui pèse lourd dans la balance. Un rival de taille puisque plus de 20% des albums Hip-Hop vendus en 2003 sont sortis sous l’étiquette Interscope Records. La maison de disques possède des labels tels que Dreamworks Records, Geffen/AM Records et noue des relations étroites avec les médias mainstreams.

Est-ce que MTV, XXl ou encore Rolling Stone auraient déclenché la bataille contre le mastodonte Interscope? Selon Benzino, ils se seraient empressés de cacher cette cassette. D’après lui, si Eminem avait tenté un dialogue, cela aurait pu avoir une énorme influence sur le hip hop mais aussi sur l’humanité en retirant les clichés de la tête de certains jeunes sur les Afro-Américains et les Latino-Américains, par exemple.

Tentative de buzz ou non, les faits sont bien réels, Eminem a écrit plusieurs textes racistes et personne ne peut le nier. Selon l’activiste Viola Plummer, il est intolérable que la femme noire continue à être une cible facile. En évoquant des cas similaires concernant Mick Jagger, Rod Stewart ou encore Elvis Presley, elle refuse que les persécutions des femmes noires par des célébrités soient traitées sans gravité.

“S’il avait été question d’une personne de couleur, sa carrière serait finie aujourd’hui, ce qu’a fait Eminem doit être pris avec beaucoup de sérieux”.

Crazy Legs (danseur du groupe Rock Steady Crew)

The Source clame que les textes racistes d’Eminem soulèvent un problème profond concernant les questions de race et de racisme au sein de l’industrie hip hop qui ne peuvent être négligées. Ils appuient sur le fait qu’il faut condamner le rappeur avec la même fermeté que Mike Tyson, Kobe Bryant et O.J. Simpson.

Malgré sa renommée, cette affaire n’a pas tant impactée la carrière du Slim Shady, son public étant majoritairement des jeunes blancs issus de classe moyenne. Ce n’est donc pas une image qui a collé longtemps à la peau de l’artiste. On se doute qu’Interscope a tout fait pour passer l’histoire sous le tapis en entraînant une vague de boycott, déjà amorcée quelques années auparavant, envers le magazine. Les ventes de la revue baissent et Benzino démissionne en 2006.


La question n’est pas de savoir si Eminem est raciste en 2003, tout le monde s’accordera à dire que non. Le but est de sensibiliser sur ces propos qu’il est nécessaire de prendre avec une extrême rigueur. Dans une Amérique aux problèmes raciaux importants, il est vital de déconstruire les clichés à travers la culture. Ce qui est regrettable c’est que l’artiste n’a pas entrepris d’action à ce niveau-là. Pourtant le rappeur de Detroit semble d’habitude investi sur le sujet. Quelques années auparavant, il prenait à cœur les allégations de “racisme anti-blanc” visant Lauryn Hill jusqu’à lui lancer plusieurs pics sur trois morceaux différents dont Role Model. La source de ces accusations envers la chanteuse des Fugees ? Une simple rumeur lancée par une journaliste. Celle-ci à suffit à lancer un bouillon médiatique ou elle fut contrainte de s’expliquer à plusieurs reprises. Même Eminem n’a pas eu à aller aussi loin. On avait donc plus d’attentes concernant la réaction de Marshall Mathers sur le sujet. Will the real Slim Shady please stand up ? Une excuse très brève pour ce qui est des accusations de racisme mais beaucoup de temps et d’énergie dépensés afin de faire passer Benzino pour un clown. Ce dernier ayant lui aussi sa part de responsabilité dans le traitement déplorable de l’affaire. Même si selon Mays il partait avec de bonnes intentions, il a totalement desservi la cause raciale au profit de ses propres intérêts. Une issue pas très glorieuse des deux côtés.