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Tiitof et Meryl : le renouveau du rap martiniquais

Tiitof et Meryl : le renouveau du rap martiniquais

Le doudouisme est un courant littéraire qui renvoie des Antilles uniquement des images exotiques, des clichés satisfaisants la métropole. Si ce modèle existait dans le rap, les projets des Martiniquais Tiitof et Meryl, sortis cette année, en seraient bien loin. Les deux artistes sont les nouveaux fers de lance du rap de l’île, jusqu’alors plutôt représenté par Kalash en France métropolitaine. Et ils décrivent la Martinique telle qu’ils la connaissent, dans toutes ses aspérités, avec ses côtés sombres.

C’est du côté de Tiitof et de son album Tout à gagner surtout qu’on retrouve cette dimension. Oubliez les plages de sable fin et l’eau bleu turquoise fendue par des surfeurs. Le Martiniquais de 24 ans parle de la rue, de la vente de drogue, de l’éloignement familial ou des décès d’amis, loin des images paradisiaques diffusées par les offices de tourismes. 25 homicides commis sur l’île en 2019 d’après RTL, « des homicides et des violences plus importants qu’en métropole » selon les ministres de l’Intérieur et des Outre-mer.

« Demandes à nos daronnes, nos cités sont dangereuses »

Le quartier de Tiitof, Morne-Calebasse, est au cœur de la partie populaire de Fort-de-France, la principale ville martiniquaise. Des tours, comme dans n’importe quelle cité Française, mais aussi de plus petites maisons, de plain-pied. C’est là où il a grandi, où ses morceaux ont commencé à résonner dans les voitures, en 2016, avec sa première mixtape Young Drug Dealers. Une compilation aux sonorités très sombres, d’inspirations plus américaines que françaises, aux rythmes envoûtants, à en hocher la tête tout au long des 31 minutes d’écoute. Depuis, 5 autres projets sont venus s’ajouter à sa discographie, dont le dernier en date Tout à gagner, sorti le 10 avril dernier.

L’album s’ouvre sur Interlude I, un texte prononcé par Jacob Desvarieux, membre de Kassav’, groupe très populaire de zouk antillais des années 80. En plus de faire office de passage de flambeau, le musicien situe l’univers dans lequel Tiitof a grandi, en Martinique. Il y rappelle les contraintes pour les jeunes, liées à la situation économique et sociétale de l’île : « Travailler où ? Avec quelle formation ? Alors pour beaucoup d’entre eux, quand c’est possible, c’est l’exil. » Le chômage est en effet très élevé sur l’île, de l’ordre de 18 % en 2018, contre 9 % en France (INSEE). Il l’est encore davantage pour les 15-29 ans, pour qui le taux s’élève à 41 %. Un chiffre dû à « l’étroitesse du marché » et à un problème dans la formation selon l’Insee. Pour trouver un emploi, quitter l’île est presque une obligation.

Après le lycée, beaucoup de Martiniquais prennent la direction de la métropole pour poursuivre leurs études, à plus de 6 000 kilomètres de chez eux. Tiitof, mais aussi Méryl, font partie de ceux-là, venus en métropole après leur bac, Montpellier pour l’une, Toulouse pour l’autre.

« On revient de loin gros t’as pas idée, demain on s’en sort »

Tiitof a donc atterri dans la ville rose, où siège Katrina Squad, qui a décidé de le prendre sous son aile pour ce nouvel album. Une assurance quant à la qualité de la direction musicale, le label étant derrière JVLIVS de SCH ou encore de nombreux morceaux pour des artistes reconnus tels que Ninho ou Leto. Chaque track de Tout à gagner s’enchaîne en parfaite harmonie. Les productions de l’album portent l’énergie sombre, presque revancharde de Tiitof.

Même s’il a dû quitter la Martinique, le rappeur expliquait à Booska-p souvent y revenir. Il est Toujours dans le bloc, du titre de son morceau au refrain envoûtant, qui entre dans la tête, pour ne jamais en ressortir. Une vibe propre à Tiitof et reproduite plusieurs fois sur l’album. Des morceaux comme A perte, Je suis là ou encore Capuché illustrent cette puissance, à faire vibrer les murs d’une soirée trap.

La vie dangereuse décrite est nuancée par des phases plus mélancoliques, où le Martiniquais expose les tristes versants qu’elle implique, notamment sur Bad mood, Comme papa ou encore Pas heureux. La mort est en toile de fond de tout l’album, que le Martiniquais semble avoir côtoyer plusieurs fois. Guilty, à la tête de Katrina Squad, rapportait dans un live Instagram de Mehdi Maïzi qu’il avait proposé à Tiitof d’annuler une séance de studio prévue deux jours après le décès d’un ami du rappeur. Proposition refusée par Tiitof, qui tenait à venir cracher sa rage derrière le micro.

« Je viens de là où juste vivre c’est un cadeau »

Répétée à l’envie, le gimmick de Tiitof « ayin pa changé » s’invite régulièrement sur le projet, signifiant, vous l’aurez sûrement compris, « je n’ai pas changé ». Car peut-être encore plus qu’avant, il était nécessaire de le rappeler. L’album est en effet moins trap pure, avec des sonorités parfois plus club et dansantes, comme sur le très réussi L et F. Dans cette volonté d’ouverture, Tiitof peut parfois rappeler Ninho, qui a su conserver son discours très rue tout en s’ouvrant à des sonorités plus grand public et efficaces. Mamacita, tournant majeur de la carrière du rappeur, avait d’ailleurs été produit par Katrina Squad, plus qu’une coïncidence.

Mais si Tiitof continue à raconter la Martinique telle qu’il la connaît, la langue est différente de ses débuts. Ses morceaux sont désormais pour la grande partie en français, seulement 30 % sur l’album contiennent du créole martiniquais. Loin de Young Drug Dealer, alors entièrement dans la langue de l’île. Une diminution qui pourrait être mal vue par une partie de son public martiniquais. Ce changement apparaît néanmoins comme une nécessité pour la suite de sa carrière, et est certainement compris par une majorité de ses auditeurs.

« Choisir le créole, c’est un peu se couper du monde », disait Aimé Césaire, un illustre homme de lettre et politique martiniquais. Dans une de ses vidéos, Specta, rappeur puis youtubeur proche de Méryl, affirmait que le français est « une solution », pour s’exporter au-delà des frontières martiniquaises. Une absence de créole qui ne signifie pas pour autant une absence de message, dont Méryl en est aussi la preuve. 

Forte d’un charisme débordant et de flows singuliers, accrocheurs, la native de Saint-Esprit, commune au sud de l’île, à la campagne, a vu sa notoriété éclore l’an passé avec plusieurs morceaux. Ah lala, sorti l’été dernier et intégralement en français, est le clip le plus visionné de sa chaîne Youtube. Sortis à la même période, les clips de Wollan et Béni, tous les deux en créole, cumulent chacun trois millions de vues de moins. Difficile de ne pas y voir là l’impact de la langue. Le refrain de Ah lala conserve néanmoins une signification forte pour la Martinique, au regard de son passé lié à l’esclavagisme et de la situation actuelle.

La roue tourne, ton bâton il va se casser

Ah lala – Meryl

L’île est en effet encore sous l’influence des « békés », des descendants de famille qui ont prospéré sur l’esclavagisme. Ils représentent moins d’1 % de la population sur l’île, mais y conservent un poids considérable. Le groupe Bernard Hayot, famille prospère grâce à l’esclavagisme il y a plus de trois siècles, détient aujourd’hui les Carrefour, Décathlon, Renault, Mr. Bricolage, etc. Des manifestations avaient notamment eu lieu en 2009 contre la hausse des prix dans ces supermarchés, ainsi que de nouvelles protestations cette année, réprimées dans la violence, dénoncée par Médiapart. Le bâton en question dans le refrain d’Ah lala peut donc être vu comme celui d’un esclavagiste jadis, puis de ses ancêtres aujourd’hui, qui se rompra un jour à force de donner des coups, au sens propre puis désormais figuré.

La musique de Meryl contient beaucoup d’espoir en l’avenir, et de lumière. La toplineuse, du formidable son Le Code d’SCH notamment, connait la formule à hits, en alliant parfois rap et dancehall. Wollan en est l’illustration même. Bourrée d’assurance, elle envoie des flows plein d’énergie, sur fond d’histoire sentimentale, les paroles étant sous-titrés dans le clip. Sur Béni, Meryl expose davantage ses failles : « Ma faiblesse c’est de rester humaine, c’est impossible de ne pas ressentir des sentiments. » Tout ceci dans une dimension quasi-religieuse, comme poussée par le destin à avoir un avenir doré. Le titre du projet, Jour avant caviar, montre bien que son ambition est couplée à une détermination à tout épreuve.

« Dehors soleil rayonne, mais dans ma tête c’est la brume »

Les 12 titre de l’EP sont un étalage de sa maîtrise des flows, tantôt rap comme sur TCQDOF (Tout Ce Qu’on Dit, On Fait, ndlr) ou très pop sur Johnny. Le morceau Coucou détient l’efficacité des tubes, mais aussi leur faiblesse lyricale. C’est dans les morceaux comme La Brume, en feat avec Le motif, que Méryl semble atteindre la justesse, se livrant sans perdre de sa musicalité. On peut regretter l’absence de la version avec Lujipeka, présentée sur Skyrock, mais qui rappelle combien Meryl et ses flows peuvent embellir une collaboration.

Ce projet, qui pourrait être considéré comme une carte de visite, lui a pourtant suffi pour s’imposer comme l’une des grandes représentantes du Rap Martiniquais. Elle a d’ailleurs endossé ce rôle en invitant de nombreux artistes antillais lors de sa semaine de Planète rap sur Skyrock, comme MarginaL ou encore Evil P.

Tiitof et Meryl mettent la lumière sur la Martinique, ce département en manque de représentation dans la métropole, de médiatisation, en proie à de nombreux scandales. La rappeuse évoquait notamment au micro de Skyrock le scandale de la chlordécone, un insecticide utilisé de 1972 à 1993 sur l’île, qui a contaminé 92% des Martiniquais, entraînant une hausse du nombre de cancers de la prostate. L’Etat français a d’ailleurs été reconnu coupable dans un rapport de la commission d’enquête parlementaire en charge de dossier. 

En alliant leurs forces sur le morceau Pas longtemps, Tiitof et Meryl ont exposé leur potentiel et leur complémentarité au grand jour. Ils apparaissent comme les nouveaux porte-voix des Martiniquais, qu’ils soient sur l’île ou loin de chez eux, dans l’hexagone, et ce souvent davantage par la force des choses plus que par volonté. Le rap martiniquais a donc de beaux jours devant lui, avec en héritage la pensée de Jacob Desvarieux (extrait d’une interview accordée à Pan African Music en 2018) : « Nous, on fait de la musique pour que des gens l’aiment bien. Éventuellement, on met un message dessus. lls vont donc chanter et puis à un moment ils vont se dire : « mais qu’est-ce qu’ils racontent ? ». Et ils découvriront que ce n’est peut-être pas si léger que ça. » Derrière les morceaux de Meryl et Tiitof, des consciences s’éveilleront peut-être.

Merci à Wilhem Louis-Coralie pour son aide.