0
5 albums de rap japonais

5 albums de rap japonais

Lorsqu’on pense à la scène hip-hop japonaise, la figure qui nous vient généralement en tête est le regretté Nujabes, célèbre producteur aux accents lo-fi et jazz. Cependant, le paysage musical nippon a bien changé depuis sa disparition il y a 10 ans, et possède une réelle identité. Cette sélection de 5 albums a pour but de représenter le spectre large que constitue cette scène et de symboliser une porte d’entrée pour l’appréhender dans sa globalité.

Loota – Gradation (2019)

Des textures froides, parfois chaleureuses, une voix rocailleuse ou parfois langoureuse : ce sont tous ces éléments antagonistes qui composent cet album. Ce qui prédomine tout de même, c’est un sentiment d’évaporation, comme si l’on devenait extérieur à son enveloppe corporel pour se plonger dans l’univers de l’artiste. Un univers où spleen et mélancolie flirtent avec l’euphorie d’une fin de soirée arrosée. Car oui, Loota sait parfaitement bien manier sa voix et l’autotune pour nous faire parvenir ses émotions, n’hésitant pas à partir dans des tons plus élevés, comme sur Another Card.

À travers les 11 morceaux, une couleur précise s’émane de chacun d’entre eux. Sur Endless, le ton va être plus agressif, notamment grâce au couplet criard de Kohh, alors que sur Keep My Family Close, l’ambiance générale est plus enivrante, pour clôturer l’album tout en douceur. Malgré cette singularité propre à chaque piste, une cohérence se fait ressentir, et l’on doit cela aux producteurs présents, qui ont bien respecté la vision artistique du projet. De Ikaz Boi à Sam Tiba, en passant par Ronny J et Myth Syzer, on retrouve le fleuron des architectes sonores français et internationaux, pour nous garantir des compositions d’esthètes qui ajoutent un réel apport au projet. Loota ne fait qu’un avec les productions, il se les approprie et rentre en osmose avec chacune, pour livrer un ensemble commun.

Au final, c’est un album minutieux, où chaque piste vaut le détour, si bien qu’on ressort presque déboussolé de sa première écoute, et qu’on a plaisir à relancer, afin de découvrir les quelques détails qui fourmillent parmi les éléments sonores.

kZm – DISTORTION (2020)

Des basses distordues et destructurées, des grésillements frétillants, des voix pleines de rage et d’énergies machiavéliques. Voilà ce dont est fait le deuxième album du membre du collectif Yentown. C’est ce que l’auditeur pourrait penser en stoppant son écoute à la moitié du projet. En effet, plus les pistes s’enchaînent, plus l’ambiance générale s’adoucit. Au fur et à mesure, les rythmiques stridentes laissent place à des mélodies harmonieuses, mettant en avant la mélancolie. On fait face à une gradation qui emporte l’auditeur vers des émotions multiples, différentes les unes des autres. Cette dissemblance au sein des ambiances caractérise une certaine dualité au sein de l’album, qui permet de comprendre les zones d’ombres et de lumières de la personnalité de l’artiste, comme le présente le titre Fuck U Tokio I Love U !.

Les différents contrastes sont aussi un moyen pour kZm de nous montrer l’étendue de sa palette musicale, à travers les différents genres qu’il aborde, comme la trap-métal ou le lo-fi. En bref, c’est un second album réussi pour l’artiste, qui reste cohérent, même s’il aborde des registres et des sonorités, aux premiers abords antagonistes mais qui au final, se complètent.

KOHH – UNTITLED (2019)

Avec UNTITLED, Kohh marque une avancée dans sa discographie, avec un album mature et plein de réflexions. Une atmosphère froide se dégage principalement des mélodies et des productions, tantôt teintées de mélancolie, tantôt sinistres et percutantes. Les thématiques sont plutôt sordides et morbides et décrivent bien la vie de l’artiste, mêlée de drames et de misère. En effet, Yuki de son vrai nom, grandit dans le quartier d’Oji à Tokyo, dans la pauvreté et le chaos. Son père se suicide alors qu’il est encore enfant et sa mère est dépressive et toxicomane. Sa jeunesse difficile se retrouve dans les entrailles de l’album, comme sur Leave Me Alone, où Kohh se reclut dans une solitude volontaire et se retrouve livré à lui-même, comme lorsqu’il était enfant. Cette posture lui permet de ne pas se retrouver submergé par la cruauté du monde qui l’entoure et d’échapper à la folie.

Il dépeint cette vision nihiliste de la société sur le titre Fame, où il aborde les déboires et désillusions de la célébrité. Ce statut le déshumanise petit à petit, si bien qu’il devient un produit marketing dénué de sens et de raison. Cette perte d’identité se voit à travers la cover de l’album, sur laquelle son visage est imperceptible, maquillé par ses remords et ses névroses. Ce concept de vouloir rester énigmatique se retrouve sur le morceau いつでも, qui se traduit par “À tout moment”, et sur lequel KOHH use de l’autotune de manière à “flotter” sur la prod. Ainsi, il développe une aura fantomatique qui lui confère la faculté d’être étranger au morceau, et par conséquent à lui-même.

Au final, Kohh livre un album personnel, sans pour autant trop en dévoiler et arrive à synthétiser ses multiples influences, à travers la trap ou le rock. Sans se réinventer complètement, il continue sa route vers l’expérimentation et la recherche de nouveautés.

LEX – LiFE (2020)

Avec LiFE, LEX livre l’album le plus accessible de cette sélection, notamment grâce au fait que l’artiste navigue entre le japonais et l’anglais. Cette proximité de langage avec les Américains lui permet de s’imprégner des sonorités et des différents phrasés des rappeurs du continent. Ainsi, certains de ses flows peuvent notamment faire penser à ceux utilisés par Ski Mask The Slump God ou XXXTENTACION, sur les morceaux ERiCA ou NiPPON. Dépassant le statut de simple copie, LEX parvient à digérer ses influences, pour nous livrer une musique personnelle aux références diverses.

Passionné par les films Marvel et la science-fiction, LEX a choisi de se représenter, sur la cover de son projet, sous les traits d’un cyborg, tiraillé entre ses émotions humaines et son statut d’humanoïde insensible. Son humanité, symbolisée par une larme, se retrouve dans des morceaux comme Welcome 2 the party et PAST LiFE, où il va aborder les thèmes de l’euphorie estivale et de la nostalgie. D’un autre côté, l’aspect âpre de son armature métallique va se révéler sur des morceaux comme Respect Me et ERiCA, où son agressivité va prendre le dessus. Cette dualité n’en reste pas moins cohérente dans la construction du projet et permet de découvrir l’artiste sous différentes facettes.

Ayant été réalisé par Dexter Maurer, illustrateur suisse ayant entre autres travaillé avec Makala, Muddy Monk ou plus récemment Ateyaba, la pochette est donc un symbole d’exportation musicale, puisque l’art n’a plus une répercussion locale, mais bien internationale.

owls – 24K Purple Mist (2020)

owls est un binôme qui réunit le producteur Green Assassin Dollar et le rappeur rkemishi, fondé en 2019. Originaire de Sagamihara, dans la préfecture de Kanagawa, Green est actif depuis 2015 et s’est forgé une réputation à travers la scène nippone, en produisant pour de nombreux rappeurs tokyoïtes, comme le trio Namedarumaaz ou Rykey. De surcroît à ses nombreuses interventions sur les projets de ses compères, le producteur se montre prolifique en enchaînant les beat tapes au fil des années, en alliant qualité et quantité. De son côté, rkemishi est présent dans le paysage depuis 2017, et a depuis publié deux projets, aux accents lo-fi. Cette caractéristique se marie totalement avec l’univers sonore emprunté par Green Assassin dans ses productions, très influencées par le jazz.

Sur 24K Purple Mist, l’ambiance générale est plutôt nostalgique, parfois même brumeuse et se fond parfaitement dans l’univers nocturne représenté à travers le symbole du hibou. L’album est idéal pour accompagner les périples crépusculaires dans les rues de Shibuya, à 4:20 du matin. Les différents samples sont minutieusement découpés et se fondent parfaitement avec les productions. Ils accompagnent les flows nonchalants de rkemishi et se distinguent les uns des autres, si bien qu’au fil des réécoutes, on a l’impression d’en découvrir des nouveaux. 

Sans pour autant révolutionner le genre, l’album est une belle réussite qui met en valeur l’alchimie entre rkemishi et Green Assassin Dollar et constitue une bonne porte d’entrée vers leur univers, teinté de fréquences sonores douces et langoureuses.


Pour conclure, la scène nippone est riche de talents et de sonorités différentes, et elle dispose d’un futur prometteur devant elle. Au fil des années, les rappeurs se forgent et progressent dans leurs domaines pour livrer une vision artistique plus précise et cohérente. Cependant, selon les artistes, l’influence occidentale est parfois trop visible, si bien que les comparaisons avec des figures du rap US se font naturellement, et cela enlève de l’authenticité. À voir dans les prochaines années si les acteurs de cette scène arrivent à s’extirper totalement du reflet des américains et à créer une musique entièrement propre à eux.