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Inspire – Appel Manqué

Inspire – Appel Manqué

4h du matin. Rideaux tirés, une lumière vacillante éclaire la fumée dense s’échappant d’un joint encore fumant. Sur le lit, un Inspire évanescent apparaît dans le clair-obscur d’une miteuse chambre d’hôtel. Un téléphone vibre doucement sur la table de chevet. Appel Manqué tient de la peinture, peignant en dix titres la crise existentielle nocturne d’un dealer camé comme autant de variations chromatiques autour d’un même motif . On pense à l’introduction d’Apocalypse Now, forcément, mais à la différence d’un Martin Sheen parcourant fiévreusement sa chambre, Inspire est ici immobile dans son lit : c’est dans son crâne que le déluge réside.

Le titre introductif éponyme conte en direct la rupture amoureuse de l’auteur, que l’on devine annoncée par téléphone. Sans aucun drums pendant le couplet du rappeur, le rythme entre à la fin du morceau, comme pour signifier qu’Inspire est à côté de lui-même, un rappeur sans drums qui est donc dépourvue d’un des piliers fondamentaux qui lui permettent de garder le rythme. Comme une réponse à cette désynchronisation, les deux titres suivants se font davantage chantés et de plus en plus désespérés. Inspire enfouit sa douleur sous la prise de drogue, qui anesthésie son esprit en l’empêchant de plus en plus d’articuler, son mumble atteignant son paroxysme dans I8phone en featuring avec son comparse M le Maudit, titre où le refrain est incompréhensible sur la fin et où l’invité semble venir noyer sa déprime dans l’alcool et la défonce au côtés de son ami. Cette léthargie opiacée ne parvient pourtant pas à complètement éteindre la douleur d’Inspire, celle-ci se faisant entendre dans l’autotune vacillant sur le refrain de Madame ou encore dans la supplique du rappeur constatant l’absence de la voix aimée sur le répondeur. 

Le titre suivant, Escalier, raconte l’événement ayant mis fin à cette relation, la descente des flics dans l’appartement du rappeur. Des fois embraye alors sur un Inspire plus lucide, qui se demande si cette relation lui était vraiment bénéfique, lui qui est coincé entre son besoin d’argent comblé par la bicrave chronophage et son obsession du rap, magnifiquement résumé dans la phase : 

J’écoute HLM3 dans le bâtiment C

Inspire – Des Fois

Quelle place reste-t-il alors dans cette vie pour l’amour ? Dans 06, le rappeur tente de s’expliquer, de faire comprendre son attitude. Il entame alors un début de résignation face à son impossibilité d’aimer, qui se poursuit dans le titre 07, ligne de fuite vers un futur désespéré : sans temps, sans amour, isolé dans ses dérives, noir. Mute est une variation énervée autour de cette résignation, Inspire rejetant l’amour et se concentrant sur l’accumulation d’argent et la prise de drogues. T28s marque la rechute du désespéré, seul et sans lumière à l’horizon, l’amour toujours à l’esprit mais à jamais perdu. Enfin, Téléphone apparaît comme l’épilogue de cette histoire. Dévoré par ses vices et ses pensées suicidaires, Inspire s’est enfoncé dans une spirale hallucinée qu’il entretient à l’aide de la drogue, qu’elle soit synthétique ou sexuelle. Sa « nouvelle pétasse » fait des caprices, la bicrave l’empêche de faire du son, et seule brille l’extrémité acérée de la faucheuse.

Tout au long de l’oeuvre, Inspire tourne en boucle et raconte le cercle vicieux de ses obsessions, ressassant sa détresse tout en injectant des variations suffisantes dans l’écriture et les flows pour ne pas être redondant. La métaphore téléphonique est ainsi filée de manière très élégante autant dans le texte que dans la production. Des  phases fortes ponctuent les morceaux sans paraître forcées ou envahissantes. (“24è appel manqué”, “Y’a plus ta voix sur le répondeur”), et les productions sont ponctuées de glitchs auditifs et autres artefacts sonores habilement placés, retranscrivant un Inspire au bord du gouffre dont la sanité d’esprit ne tient plus qu’à une ligne d’exécrable qualité. 

L’artiste accompagne cette histoire d’un rap oscillant entre la trap énervée (Escalier, Mute) et la léthargie profonde (Madame, l8phone), mais toujours mumble, accompagnant l’œuvre d’une litanie de mots se mangeant les uns les autres en un flux qui s’éparpille et se densifie suivant les pensées du rappeur et l’effet de la drogue. Ce flux provient d’ailleurs rarement d’une unique source : la voix de l’artiste est ainsi régulièrement doublée par d’autres, plus aiguës, plus graves, aux flows légèrement différents qui reflètent cet état de profonde confusion dans lequel est plongé l’artiste.  Ces flows reposent sur des instrus minimalistes concoctées par le fameux Yung Coeur sur neuf des dix titres. La formule est ici simple : des nappes sombres de synthé, une petite mélodie aiguë au piano ou à la boîte à musique et des drums traps très sèches ponctués par des basses puissantes, le tout nappant l’œuvre d’une ambiance oppressive et désespérée où seul le rythme semble maintenir à flot Inspire, ou l’empêcher, malgré lui, de mourir. Dix titres comme autant de variations autour d’un même thème, les prods se faisant plus ou moins mélodieuses (Madame, 07, T28S) et dynamiques (Mute, Escalier, Téléphone) en fonction de la défonce du damné et de ses états d’âmes. Sur Appel Manqué, Yung Coeur laisse même la prod prendre son envol dans les quelques secondes de fins, laissant l’auditeur et l’artiste livrés à eux-même face au piège dans lequel le personnage s’est empêtré. Le téléphone vibre toujours mais au bout de la ligne, désormais seul le silence répond.